« Is there a need for a new, an
environmental ethic? » : en 1973, un philosophe australien, Richard Routley
(qui allait ensuite se faire appeler Richard Sylvan), présentait, à un congrès
international de philosophie à Sofia, en Bulgarie, une communication qui allait
renouveler la réflexion morale en faisant entrer la nature dans le domaine de
la moralité : l’idée était qu’il y a de bonnes et de mauvaises façons de se
conduire dans la nature, que nos rapports avec celle-ci ont d’autres limites
que celles de notre puissance technique, que nous avons à son égard des
devoirs, qu’elle a peut-être des droits, que la nature, donc, a une valeur
morale (Routley, R., 1973).
L’idée, sans doute, n’était pas
complètement neuve, et le souci qui l’inspirait n’était pas inédit. On peut
faire remonter au XIXe siècle une attention portée à la nature qui est
inséparable des transformations rapides de l’environnement consécutives à
l’industrialisation. Ce sont les sociétés industrielles, et elles seules, qui
ont formulé et donné sens à un projet de protection de la nature, destiné à
mettre des espaces à l’abri du développement économique et industriel. Le 1 er
mars 1872 est établi, aux États-Unis, le premier parc national, le Yellowstone,
alors qu’en France, à partir de 1853, les « séries artistiques » de
Fontainebleau font l’objet de mesures de protection. Si ce mouvement de
protection de la nature a pris, aux États-Unis, une ampleur et une importance
considérables, cela tient sans doute à la rapidité et à la violence de la
transformation des terres et des espaces appropriés par les colons : ceux-ci
ont fait, en moins de cent ans, ce qu’il avait fallu des siècles aux Européens
pour accomplir. Ils ont été ainsi brutalement mis en face des résultats de
leurs actions. Lorsque disparaît la frontière, les colons américains peuvent se
dire qu’avec celle-ci, une partie de leur identité est mise en cause et qu’il
leur faut préserver une nature contre laquelle, mais tout autant avec laquelle,
l’identité américaine s’est affirmée. Il existe donc toute une tradition qui
puise dans le romantisme américain (particulièrement chez Thoreau et Emerson)
un amour d’une nature sauvage (wilderness) qu’il faut respecter et préserver.
John Muir, fondateur du Sierra Club, qui reste l’une des plus puissantes
organisations environnementales américaines, est l’un des représentants les
plus connus d’un mouvement de protection d’espaces naturels qui aboutit à
l’adoption, en 1964, du Wilderness Act qui régit, aux États-Unis, la protection
de la nature (Nash, Roderick F., 1967).
Après la deuxième guerre
mondiale, s’il est de plus en plus question de mettre des espaces naturels à
l’abri des transformations industrielles, ce sont également les effets globaux
de ces transformations qui sont remarqués et redoutés : extension et
multiplication des pollutions, épuisement des ressources, disparitions ou
destructions irréversibles. Alors que l’on s’emploie à reconstruire les
économies européennes, et que l’on se préoccupe de l’accès du reste du monde à
un niveau de richesse et de bien-être comparables à celui des pays occidentaux,
on commence à s’inquiéter de la possibilité de poursuivre indéfiniment le même
mode de développement économique: toute une réflexion s’élabore de la sorte,
marquée notamment par le rapport Meadows sur les limites de la croissance
(Meadows, D. 1972). En 1962, une scientifique américaine, spécialiste de
biologie marine, Rachel Carson, publie un livre, Silent Spring, qui, pour beaucoup, lance
le mouvement environnemental aux États-Unis. Elle y montre les effets
cumulatifs et dévastateurs de l’emploi des pesticides, tout particulièrement du
DDT. L’idée s’impose qu’il ne s’agit pas de phénomènes épars, mais que toutes
ces conséquences de nos interventions techniques dans la nature (auxquelles
s’ajoute le poids grandissant d’une humanité en pleine croissance démographique) se réunissent et se globalisent en une crise
environnementale. On peut donc chercher à remonter aux racines de cette crise,
et tenter d’en déceler l’origine commune dans un certain rapport à la nature.
En 1967, un historien des techniques (et plus précisément des techniques
médiévales), Lynn White Jr, publie, dans la prestigieuse revue Science, un
article qui devait avoir un immense retentissement: «The Historical Roots of
our Ecological Crisis». Il y rendait le christianisme – et la Bible, qui lui
sert de référence – responsables de la crise environnementale: en créant
l’Homme à son image, Dieu le met à part du reste de la Création – qui n’est
plus, dès lors, qu’un instrument au service des besoins humains.
Le terrain était ainsi préparé
pour une réflexion philosophique sur ces questions environnementales ou
écologiques et plusieurs interventions ou publications allèrent dans ce sens.
En 1973, paraissaient simultanément, outre l’article de Richard Routley, un
article d’Arne Naess qui devait lancer l’expression de «deep ecology», un autre
de Peter Singer sur la libération animale, et un article de Georges Canguilhem,
intitulé «La question de l’écologie». [1]
Si, à la convergence de ces
articles, se dessinent les contours philosophiques d’une réflexion émergente
sur les questions d’environnement, seul l’article de Routley pose directement
et centralement la question d’une éthique de la nature ou de l’environnement1.
On peut ainsi considérer que cet article marque le début d’une réflexion
philosophique et morale sur l’environnement et les rapports de l’homme à la
nature qui, dans les pays de langue anglaise (Angleterre, Amérique du Nord,
Australie), s’est développée en un courant d’éthique environnementale, ayant
ses différentes tendances, ses revues scientifiques à comité de lecture, ses
associations et ses congrès. Dans cet article pionnier, l’auteur construit un
cas fictif, celui du dernier homme à survivre sur terre (après une catastrophe
mondiale), «Mr Last Man». Il s’emploie, avant de disparaître, à détruire tout
ce qui l’entoure, plantes, animaux… Comment évaluer ce qu’il fait? Si l’on s’en
tient à l’éthique dominante dans le monde occidental, où il n’y a de droits et
de devoirs qu’entre les hommes, il ne fait rien de mal, puisqu’il ne lèse
personne. Mais si l’on considère qu’il y a des valeurs dans la nature, que nous
avons des devoirs à leur égard, alors son acte est moralement condamnable.
Biocentrisme
L’éthique environnementale, qui
s’est développée dans la foulée de cet article, s’est élaborée autour de l’idée
de la valeur intrinsèque, celle des entités naturelles, ou de la nature comme
un tout. L’expression de «valeur intrinsèque» se trouve chez Kant: a une valeur
intègrent la dimension morale dans une «écosophie» originale. Intrinsèque tout
ce qui doit être traité comme une «fin en soi», c’est-à-dire, pour Kant,
l’humanité et, plus généralement, tout être raisonnable. Tout le reste n’est considéré
que comme un moyen, comme une valeur instrumentale. L’éthique environnementale
va nommer «anthropocentrique» cette position qui ne reconnaît de dignité morale
qu’aux humains, et laisse, en dehors de son champ, tout le reste, c’est-à-dire
la nature, vue comme un ensemble de ressources. L’ambition de l’éthique
environnementale est au contraire de montrer que les entités naturelles ont une
dignité morale, sont des valeurs intrinsèques.
L’idée est que, là où il y a des
moyens, il y a nécessairement des fins. Or, tous les organismes vivants, du
plus simple au plus complexe, qu’il s’agisse d’animaux (même dépourvus de
sensibilité), de végétaux, ou d’organismes monocellulaires…, tous déploient,
pour se conserver dans l’existence et se reproduire, des stratégies adaptatives
complexes, qui sont autant de moyens au service d’une fin. Il y a donc des fins
dans la nature. On peut considérer tout être vivant comme l’équivalent
fonctionnel d’un ensemble d’actes intentionnels, comme une « fin en soi » : « les
organismes, affirme Rolston, un des théoriciens de la valeur intrinsèque,
valorisent ces ressources de façon instrumentale, parce qu’ils s’accordent à
eux-mêmes, à la forme de vie qu’ils sont, une valeur intrinsèque » (Rolston
III, Holmes, 1987, 269). À l’opposition entre les personnes humaines et les
choses, caractéristique de l’anthropocentrisme, se substitue une multiplicité
d’individualités téléonomiques, qui peuvent toutes prétendre, au même titre,
être des fins en soi, et donc avoir une valeur intrinsèque (Taylor, Paul W.,
1981, 1986 ; Rolston III, Holmes, 1994b ; Callicott, J. Baird, 1999a). Tout
individu vivant est, à égalité avec tout autre, digne de considération morale:
c’est ce qu’on appelle le biocentrisme.
L’éthique environnementale biocentrique
reconnaît ainsi un vouloir-vivre (une infinité de vouloir-vivre individuels) à
l’œuvre dans la nature entière, et transfère à la vie, à tout ce qui est
vivant, la dignité morale que l’éthique kantienne accorde aux êtres libres. Il
s’agit donc d’une éthique du respect de la nature, dont Paul Taylor détaille
les principes: (1) Tous les
êtres vivants ont un statut égal. (2) On ne peut traiter une valeur intrinsèque
comme un simple moyen. (3) Chaque entité individuelle a droit à la protection.
(4) Il s’agit bien d’une affaire de principe, d’un principe moral (Taylor, P.
W., 1986, 78-79). L’éthique du respect de la nature est donc une éthique
déontologique, qui évalue les actions morales suivant qu’elles respectent ou
non des principes moraux, nullement en anticipant des conséquences. C’est cet
aspect déontologique qui peut expliquer le succès de l’éthique de respect de la
nature. Elle implique une véritable conversion morale: il s’agit de se
déprendre de l’égoïsme des conceptions morales traditionnelles,
anthropocentriques (leurs détracteurs parlent à ce sujet de «chauvinisme humain»)
pour découvrir la valeur de tout ce qui nous entoure. De quel droit ne nous
reconnaissons-nous de valeur qu’à nous-mêmes, nous les humains?
La reconnaissance de la valeur
intrinsèque passe par une sorte de sursaut moral, une attention au vivant qui a
rapidement gagné des adeptes. La valeur intrinsèque est devenue le cri de
ralliement de nombreux militants de la protection de la nature. On en retrouve
aussi la marque dans les différents textes législatifs qui règlent la
protection des espèces : elles impliquent le plus souvent l’interdiction de
tout prélèvement individuel des composantes de ces espèces. Cette attention à
l’entité individuelle est caractéristique du biocentrisme.
Reconnaître une valeur
intrinsèque à chaque entité vivante, c’est admettre qu’elle existe d’une façon
telle que l’on ne peut en disposer de façon arbitraire, qu’elle ne peut être à
volonté remplacée par un équivalent. Cela ne conduit pas à s’interdire toute
intervention dans la nature qui risquerait de tuer des êtres vivants (ce serait
impossible) mais à en rendre nécessaire la justification. Aussi longtemps que
l’anthropocentrisme est dominant (c’est-àdire que les êtres humains sont
considérés comme les seules fins en soi, dignes d’être moralement considérées)
la charge de la preuve, là où la diversité biologique est en danger, revient
aux protecteurs de la nature: ils doivent prouver que telle ou telle perte de
diversité biologique entraînera plus de coûts que d’avantages pour les
populations humaines. Se ranger au biocentrisme conduirait à inverser la charge
de la preuve: il faudrait que ceux qui proposent de nouvelles activités,
potentiellement dangereuses, apportent la preuve que l’on a des raisons
valables de détruire des valeurs intrinsèques.
Mais si les adeptes de l’éthique biocentrique
justifient ainsi son utilité pratique, on peut cependant avoir quelque doute
sur la réalité de celle-ci. Comment une éthique qui accorde une valeur égale à
toutes les entités vivantes peut-elle répondre aux besoins d’une politique de
protection de la nature qui passe par des choix entre plusieurs scénarios
possibles, ce qui implique que l’on puisse hiérarchiser les valeurs? En outre,
protéger la nature, ce n’est pas tant sauvegarder des individus que des
populations, et prendre en considération des ensembles complexes (écosystèmes,
ensembles d’écosystèmes, paysages) où se lient le vivant et le non-vivant
(auquel l’éthique biocentrique ne reconnaît pas de valeur). On comprend donc le
besoin d’une éthique qui ne se contente pas d’énoncer quelques affirmations de
principe (qui se traduisent essentiellement par des interdictions) mais
permette de diriger pratiquement les actions de protection.
Écocentrisme
Certains environnementalistes,
comme Baird Callicott, considèrent ainsi qu’il faut accorder de la valeur non
pas à des éléments séparés mais à l’ensemble qu’ils forment, à la «communauté biotique».
Cette approche, dite «écocentrique», se réclame d’un forestier américain de la
première moitié du XXe siècle, Aldo Leopold. Dans un livre écrit à la fin de sa
vie, A Sand County Almanac, Leopold, dans la tradition américaine des récits de
nature (dont Thoreau, avec Walden, est l’initiateur), enchaîne, en suivant les
mois de l’année, une série d’historiettes, ou de vignettes, où il raconte ses
promenades matinales, dans son domaine du Wisconsin (le «comté des sables»),
les animaux qu’il y rencontre, tous usagers d’un même territoire. Ces récits
vivants et attachants débouchent sur la présentation d’une éthique
environnementale (qu’Aldo Leopold nomme Land ethic). Une formule la résume: «Une
chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la
beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à
l’inverse. » (Leopold, A., 1995, p. 283).
Un des récits les plus célèbres de l’Almanach,
«Penser comme une montagne», permet d’en saisir le sens (Leopold, 1995,
168-172). Leopold s’y présente en chasseur, que le cri de la louve, sur
laquelle il vient de tirer, arrache de ses certitudes sur la nécessaire
disparition des loups. Au détour de cette fable, Leopold se livre à une
critique de la politique d’extermination des «nuisibles» décidée par l’Office
américain de gestion de la faune sauvage, politique à laquelle il avait
lui-même commencé par participer activement, et qui avait conduit à la disparition
des loups dans de nombreux États américains. Une extermination tout à
l’avantage des chasseurs, avait-on pensé, mais la pullulation des cerfs et des
daims qui s’en était suivie avait été de courte durée, entraînant des dommages
écologiques (surpâturage, dégradation des pentes) de longue durée. «Penser
comme une montagne» met en scène la situation et montre ainsi comment l’éleveur
et son troupeau, le chasseur et ses proies, ont tous intérêt – du moins le
croient-ils – à la disparition du loup. Mais, du point de vue de ce bien commun
qu’est pour eux la montagne, avec ses ressources – arbres et herbe –, ils se
trompent, ils ont la vue trop courte. Le loup a sa place dans la communauté
biotique qui vit de la montagne. La prospérité des troupeaux et celle du gibier
en dépendent à long terme. Leopold découvre ainsi le niveau qui intègre les
points de vue, assignant à chacun sa place: c’est celui de la montagne, qui «sait»
que, sans les loups, les cerfs proliféreront et mettront ses pentes à mal.
À la différence du biocentrisme,
qui insiste sur la valeur propre, intrinsèque, de chaque entité vivante,
considérée isolément, l’éthique de Leopold met l’accent sur l’interdépendance
des éléments et leur commune appartenance à un ensemble, celui de la «communauté
biotique ». Cette éthique, que l’on a pu dire «holiste » (par opposition à
l’individualisme du biocentrisme), fait procéder les devoirs ou les obligations
de l’appartenance à une totalité (que représente symboliquement la montagne)
qui englobe ses membres. Ceux-ci n’ont pas de valeur en eux-mêmes,
indépendamment de la place qu’ils occupent dans l’ensemble et qui leur assigne
leur valeur. L’homme n’est donc pas extérieur à la nature, il en fait partie:
il est membre, au même titre que les loups ou les cerfs, de la communauté
biotique. Baird Callicott, qui s’est donné pour tâche de dégager les fondements
philosophiques et les références scientifiques de la Land ethic de Leopold,
fait bien ressortir la double dimension, diachronique et synchronique, de cette
solidarité des vivants (Callicott, J. Baird, 1989, p. 82). Diachroniquement,
c’est la continuité de l’évolution telle qu’elle se dégage de l’enseignement de
Darwin. «L’homme n’est qu’un compagnon-voyageur des autres espèces dans
l’odyssée de l’évolution », affirme Leopold, qui insiste sur le retentissement
moral, au niveau des sentiments, de cette proposition scientifique: «Cette
découverte aurait dû nous donner, depuis le temps, un sentiment de fraternité
avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser vivre ; un
émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique»
(Leopold, Aldo, 1995, p. 145). Nous faisons partie d’un tout dont les éléments
sont interdépendants. Ce que « sait » la montagne, c’est ce qu’apprend l
’écologie, des développements scientifiques de laquelle Leopold fut
contemporain : la connaissance des chaînes trophiques, des échanges complexes
d’énergie dans lesquels s’organise la poursuite de la vie, et qu’il expose sous
la forme raccourcie et poétique de « la pyramide de la terre » (Leopold, 1995,
p. 271-278).[2]
Comme l’explique Baird Callicott, une éthique,
c’est « la description de la structure de la communauté faite, de l’intérieur,
par ses propres membres » (Callicott, J. Baird, 1989, p. 66). En ce qui
concerne la communauté biotique, cette description est donnée par l’écologie,
ou par la théorie de l’évolution. Étroitement liée à un contenu scientifique,
la Land ethic s’expose donc à une constante révision. La formule de Leopold qui
insiste sur l’intégrité et surtout sur la stabilité de la communauté biotique
est datée: elle renvoie à un état de l’écologie qui met l’accent sur les
équilibres de la nature, qu’il s’agisse de la notion de climax, telle que
Clements a pu la présenter, comme l’état stable auquel parviennent les
successions, ou de la vision thermodynamique de l’équilibre écosystémique
exposée par Tansley. Or les développements plus récents de l’écologie (écologie
des perturbations, écologie des paysages) ont mis en cause cette prépondérance
de l’équilibre, qui n’apparaît plus que comme un moment rare et précaire de
dynamiques naturelles dont le régime le plus fréquent est celui des
perturbations2. Callicott s’est donc employé à actualiser la formule de
Leopold, en tenant compte de ces transformations scientifiques, ce qui l’a
amené à en présenter une nouvelle version : « Une chose est juste lorsqu’elle
ne tend à perturber la communauté biotique qu’à des échelles temporelles et
spatiales normales. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. »
(Callicott, J. Baird, 1999 b. p. 138 ; notre traduction).
La Land ethic peut apparaître
comme une redondance de l’écologie : « il s’agit, selon Leopold, de deux
définitions différentes d’une même chose. » (1995, p. 256). Ce que l’éthique
apporte à l’écologie c’est une modalité vécue: elle fait appel à des
sentiments. Poursuivant son exploration des fondements conceptuels de la Land
ethic, Callicott fait ressortir tout ce qu’elle doit à la théorie des
sentiments moraux, celle de Hume et de Smith, dont Darwin, le Darwin de La
filiation de l’homme, peut être considéré comme un continuateur. L’appartenance
est vécue, ressentie comme un sentiment de fraternité avec les autres
créatures, et toute la progression de l’Almanach d’un comté des sables, qui
commence par des historiettes présentant des animaux avec juste ce qu’il faut
d’anthropomorphisme pour nous les rendre attachants, est là pour éveiller ou
réveiller nos sentiments de proximité à la nature, dont nous découvrons ensuite
le contenu descriptif qui les oriente. Comme le dit Leopold lui-même, la Land
ethic est « en réalité un processus d’évolution écologique » (1995, p. 256).
Ces sentiments de proximité, d’appartenance que nous avons avec les autres
membres de la communauté biotique, sont une composante des comportements
sociaux dont Darwin, dans La filiation de l’homme, montre l’émergence. La Land
ethic peut donc être considérée comme une variante d’éthique évolutionniste :
c’est, indique Leopold, « une sorte d’instinct communautaire en gestation »
(1995, p. 257).
Comme les autres éthiques
évolutionnistes, la Land ethic se préoccupe de l’émergence des comportements
sociaux (« une éthique, explique Leopold, distingue entre des formes sociales
et asociales de conduite » 1995, p. 256). Mais la plupart des éthiques
évolutionnistes (de Darwin à la sociobiologie) ne s’intéressent qu’aux
comportements sociaux à l’intérieur d’une même espèce. La Land ethic est
plurispécifique. En élargissant « les frontières de la communauté de manière à
y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou collectivement, la
terre », la Land ethic de Leopold ne dépasse pas seulement les frontières de
l’humanité (celles, ordinaires, de la moralité), elle devient celle d’une
communauté mixte, qui inclut des diverses populations, d’espèces différentes.
L’éthique biocentrique est déontologique:
elle formule des normes universelles, principalement sous forme d’interdits –
l’éthique du respect est essentiellement une éthique de la non-intervention. La
Land ethic de Leopold est conséquentialiste: la qualité d’une action (« une
chose est juste » – « right ») se mesure à ses effets sur la communauté
biotique (« stabilité, intégrité, beauté »). Aussi Leopold définit-il
l’écologiste, ou le protecteur de la nature, non pas comme celui qui s’abstient
d’intervenir, mais comme celui qui intervient à bon escient et ne craint pas de
laisser une marque, ou une empreinte: « J’ai lu de nombreuses définitions de ce
qu’est un écologiste, et j’en ai moi-même écrit quelques-unes, mais je
soupçonne que la meilleure d’entre elles ne s’écrit pas au stylo, mais à la
cognée. La question est: à quoi pense un homme au moment où il coupe un arbre,
ou au moment où il décide de ce qu’il doit couper? Un écologiste est quelqu’un
qui a conscience, humblement, qu’à chaque coup de cognée, il inscrit sa
signature sur la face de la terre.» (Leopold, 1995, p. 97).
Mais ce qui fait l’avantage de la Land ethic
(elle permet de formuler des injonctions précises, et positives) l’ouvre
également à la critique: car du fait qu’elle vise un résultat global (au niveau
de la communauté), elle ne prend pas nécessairement en compte la valeur des
individus, dont les éthiques déontologiques font une question de principe.
Comme toutes les éthiques conséquentialistes (notoirement l’utilitarisme), la
Land ethic s’expose à se voir reprocher de sacrifier les individus au bien
commun, mais, parce qu’elle est plurispécifique, elle s’expose en plus à se
voir reprocher de ne pas accorder plus d’importance à une espèce qu’à une
autre. Dans la communauté biotique, les humains se trouvent ainsi doublement exposés
: comme individus, et comme espèce, qu’il est d’autant moins justifié de
privilégier qu’ils sont ceux qui mettent le plus gravement en danger la
communauté biotique à laquelle ils appartiennent.
Pragmatisme
Les difficultés que rencontrent
les tentatives de franchir les limites habituelles de la moralité pour y
inclure tous les vivants ou la communauté biotique, expliquent que l’on ait pu
tenter d’élaborer une éthique environnementale en remettant en cause la
rigidité de la distinction entre valeur intrinsèque et valeur instrumentale. Il
n’est pas nécessaire d’opposer la valeur intrinsèque à la valeur instrumentale,
il suffit de faire apparaître la diversité des valeurs instrumentales.
L’utilité n’est pas seulement immédiate, ou matérielle, il faut prendre en
considération qu’il y a un avenir, et des générations futures, qu’il y a des
intérêts désintéressés, comme le sont les intérêts esthétiques, ou cognitifs.
Envisager la nature comme un ensemble de ressources, ce n’est pas
nécessairement s’employer à la détruire : la nature nous fournit sans doute des
biens (matières premières, produits agricoles…) que nous consommons en les
détruisant, mais elle nous fournit aussi des services (pollinisation, recyclage,
fixation des nitrates, régulation homéostatique), sans lesquels nous n’aurions
pas accès à ces biens, et qu’il est dans notre intérêt de maintenir en
activité, nullement de faire disparaître. La même chose peut-être dite de
l’intérêt cognitif ou esthétique pour la nature. Si des scientifiques, comme
les systématiciens, n’ont guère besoin d’éthique environnementale très
élaborée, c’est qu’en défendant la nature, ils défendent leur objet de travail
: Stephen Jay Gould raconte bien comment la disparition d’une espèce est une
tragédie pour le naturaliste (1996, p. 23-41). De la même façon, ceux qui
admirent la beauté de la nature, ou trouvent dans le sublime une expérience
spirituelle qui élève leur âme, valorisent sans doute une expérience subjective
qui leur est propre, mais, ce faisant, ils ont besoin d’une nature intouchée
sans laquelle cette expérience ne pourrait avoir lieu. Des programmes de
protection de la nature sont parfaitement justifiables d’un point de vue
anthropocentrique, et l’on peut, comme le fait Bryan Norton, estimer que c’est
là le mode de justification le plus répandu chez les environnementalistes
(Norton, Bryan G., 1987, p. 175). De l’anthropocentrisme réducteur dénoncé par
les éthiques bio- ou écocentriques, on peut ainsi distinguer un anthropocentrisme
élargi (parfois dit « faible ») tel que valoriser l’homme n’implique pas
nécessairement de dévaloriser la nature.
En s’appuyant sur l’argument de
bon sens selon lequel instrumentaliser la nature ne conduit pas nécessairement
à la détruire, toute une réflexion d’inspiration pragmatiste s’est développée
qui remet en cause la volonté de fonder l’éthique environnementale sur la
valeur intrinsèque. Il est reproché à celle-ci de faire appel à une
métaphysique lourde et de conduire à des positions sectaires. La quête de la
valeur intrinsèque est la recherche d’une théorie unique, moniste de la valeur.
Celle-ci risque d’autant moins d’être acceptée par le plus grand nombre qu’elle
implique une interrogation métaphysique, une recherche du fondement alors que
la philosophie d’aujourd’hui a plutôt proclamé la fin de la métaphysique. À
cette vision moniste et solitaire de la valeur, les pragmatistes opposent une
vision pluraliste et relationnelle. Pourquoi, pour affirmer la valeur d’une
forêt, faudrait-il s’en tenir à sa « valeur intrinsèque » ? Il y a quantités de
raisons de trouver un intérêt à une forêt, quantité de façons de la valoriser.
D’autre part, les valeurs ne sont pas isolées, il existe, pour chacun d’entre
nous, des systèmes de valeurs qui sont liées les unes aux autres. Et cela,
d’autant plus, que les valeurs ne sont pas complètement indépendantes, elles
n’existent que dans un contexte donné : la valeur (écologique) d’une plante
n’est pas la même suivant qu’elle abonde dans un milieu, ou que, en un autre
endroit, elle n’est qu’un des rares spécimens de l’espèce à subsister encore
(Weston, Anthony, 1996).
Il s’agit de faire ressortir
l’intérêt pratique d’une telle démarche : il vise à l’établissement d’un
consensus sur les objectifs à poursuivre. Or, le pluralisme des valeurs ne
s’oppose pas à ce consensus, au contraire, il le renforce. Des valorisations
différentes peuvent très bien converger et, loin de conduire à des oppositions,
renforcer les objectifs. À explorer les multiples raisons qui nous font
attacher de la valeur à un lieu, on découvre d’autant plus d’arguments pour le
protéger. Bien loin de rejeter les arguments en faveur de la protection de la
nature que leur provenance anthropocentrique rendrait suspects (comme les
environnementalistes figés dans leur rejet de l’anthropocentrisme sont accusés
de le faire), Andrew Light (comme Norton et les autres pragmatistes) en appelle
à toutes les justifications possibles du moment qu’elles ne sont pas
compromises par des engagements intolérables (fascistes par exemple) et
qu’elles visent la même fin. Plus les justifications seront nombreuses, mieux
cela sera ! Aussi ne faut-il pas chercher à convertir à une théorie
préexistante ceux qui se montreraient réticents devant cet objectif: il faut
trouver des arguments qui soient recevables dans leurs propres conceptions
morales et enrichir de la sorte l’argumentation en faveur de l’environnement
(Light, Andrew, 2003).
La où les tenants de la valeur
intrinsèque ont tendance à rechercher l’argument massue qui emporte la
conviction et ne réussissent qu’à être sectaire, les pragmatistes font
ressortir les valeurs démocratiques du pluralisme: il autorise le compromis
(car tous ceux qui s’entendent sur un même objectif sont prêts à abandonner une
partie de leurs divergences) et il favorise la délibération, car, en
rapprochant les arguments, on peut être amené à changer de raisons et à se
rallier sur une base commune.
Ainsi, en réinstallant l’homme
comme centre des valeurs, les pragmatistes n’abandonnent pas le souci de la
nature. Mais ne se détournent-ils pas de ce qui peut être considéré comme
l’enseignement principal des éthiques non-anthropocentriques: nous ne sommes pas
seuls au monde, les non-humains comptent aussi, pour eux-mêmes?
Conclusion
En France, cette interrogation
sur la dimension morale de nos rapports à la nature a été diabolisée sous le
nom de «deep ecology». Luc Ferry, dans Le nouvel ordre écologique (1992) a
confondu, sous cette appellation, différents courants d’éthique
environnementale et d’éthique animale, l’écosophie du philosophe norvégien Arne
Naess (inventeur de l’expression deep ecology), mais également l’éthique de la
responsabilité de Hans Jonas, ou le Contrat naturel de Michel Serres. Dans tout
cela, il retrouvait la même expression d’un romantisme antimoderne et
anti-Lumières qui ne pouvait conduire qu’au fascisme. Les effets annoncés
s’étant fait attendre, la critique a perdu de sa virulence, et la réception des
conceptions américaines, longtemps retardée, a été finalement rendue possible. [3]Pourtant si cette
philosophie de l’environnement ne soulève plus d’opposition farouche, elle est
plus tolérée que connue.
Cela tient sans doute à ce qu’il
s’agit essentiellement d’une philosophie de la protection de la nature,
élaborée dans le contexte culturel – très américain – de la wilderness, celui
d’immenses espaces naturels, maintenus, autant que possible, à l’écart des
interventions humaines. Les États-Unis se vantent d’avoir un réseau de parcs
naturels unique au monde. Mais la protection de la nature occupe une place de
moins en moins importante dans les soucis environnementaux, ou écologiques d’aujourd’hui : la protection
des sociétés humaines contre les conséquences néfastes de leurs actions
techniques (épuisement des ressources, pollutions diverses, changement
climatique, accidents nucléaires) retient la plus grande part de l’attention,
et renvoie à une réflexion sur la responsabilité humaine et à une philosophie
de la technique plutôt qu’à une philosophie de la nature: Ellul, Illich ou
Jonas plutôt que Callicott, Rolston ou Leopold. Sans doute cette réflexion sur
la technique n’ignore-t-elle pas complètement le rapport à la nature, mais
celui-ci se trouve relégué à l’arrière plan d’une réflexion centrée sur
l’homme.
Au niveau international, que ce soit celui du
programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) ou celui des grandes ONG
environnementales (UICN, Greenpeace, WWF), des objectifs de protection de la
nature ont été adoptés dont les normes sont souvent inspirées des politiques –
et des éthiques – américaines. Elles ont cependant fait l’objet de critiques,
qui sont venues d’anthropologues (comme Philippe Descola), de sociologues
(Bruno Latour), d’environnementalistes du Sud (Ramachandra Guha) ou
d’historiens de l’environnement (William Cronon). Ils ont montré qu’aussi bien
la notion de wilderness que les éthiques qui en organisaient la protection
procédaient d’une vision occidentale de la nature, vision dualiste qui n’a pas
d’équivalent dans d’autres conceptions du monde ou d’autres ontologies. Imposer
les normes de la wilderness dans d’autres parties du monde ce n’est pas protéger
la nature, c’est vider des espaces de leurs habitants habituels, pour en faire
des parcs de loisir pour touristes occidentaux ou des lieux sous contrôle
scientifique. Cela conduit finalement à protéger strictement certains espaces
de nature sauvage (ou réputée telle) et à laisser faire à peu près n’importe
quoi ailleurs.
La critique de la wilderness n’a
pas seulement été importée de l’extérieur dans la philosophie environnementale:
elle a aussi été menée de l’intérieur des courants américains d’éthique et de
philosophie de l’environnement, ce qui a conduit à un débat en leur sein,
opposant défenseurs et critiques de la wilderness (Callicott et Nelson 1998, p.
2008). Il a fait apparaître les racines romantiques de l’idée américaine de
wilderness, sa dimension sociale et idéologique (des espaces récréatifs pour
des urbains cherchant un affrontement viril avec la nature), sa dépendance
vis-à-vis de certains schémas scientifiques de protection de la nature (ceux
des équilibres de la nature, d’un «climax» qui ne peut être atteint qu’en
l’absence de l’homme). Ce débat n’a pas conclu, cependant, à l’abandon de la
notion, mais plutôt à sa redéfinition: une fois que l’on a abandonné le mythe
d’une nature vierge, intouchée par l’homme, il reste à maintenir un réseau
d’espaces tels que les grands prédateurs, qui supportent difficilement la
présence humaine, puissent s’y déplacer librement, et qui puissent également
servir d’indicateur scientifique pour définir une «naturalité». Au travers du
maintien de l’idée de wilderness, c’est donc une certaine référence à la
nature, dans son altérité, qui est maintenue.
Ce débat, qui est loin d’être
clos, témoigne de la capacité critique de la philosophie environnementale. Si
les éthiques environnementales relèvent du naturalisme occidental, et peuvent
être dites modernes, en ce sens, elles montrent cependant la plasticité de
l’ontologie occidentale, sa capacité à se remettre en cause, de l’intérieur. Or
sur quoi porte cette critique? Dans une contribution au débat sur la
wilderness, Val Plumwood s’en prend à ce qu’elle appelle « le scepticisme de la
wilderness », l’idée qu’il ne s’agit là que d’une construction sociale. Cette
façon de réduire la nature à la culture, d’assimiler l’humain et le culturel
conduit, dit-elle, au solipsisme de l’humain (Val Plumwood, 1998, p. 672). Hors
de l’humain, rien n’existe, rien ne fait sens. Nous pouvons estimer que nous
avons fait le tour de l’humain; l’anthropologue Eduardo Viveiro de Castro
évoque « les vieux européens, depuis longtemps résignés au solipsisme cosmique
de la condition humaine » (Viveiro de Castro, 2009, p. 23). Et, effectivement,
ce solipsisme a conduit un certain nombre de philosophes à considérer que les
hommes devaient, soit échapper à l’humain, vers le transhumain, soit partir
vers d’autres planètes. Les éthiques environnementales nous invitent au
contraire à explorer notre
condition terrestre, à découvrir ceux qui la partagent avec nous. Nous ne
sommes pas seuls au monde: voilà qui est plutôt encourageant.
Aller plus loin
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Pour citer cet article :
Catherine Larrère, « Ce que sait
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idées , 30 avril 2013. ISSN : 2105-3030. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Ce-que-sait-la-montagne.html
Publié dans laviedesidees.fr, le
30 avril 2013 ©
Professeur émérite à l’Université
de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de philosophie morale et politique,
elle s’intéresse aux questions éthiques et politiques liées à la crise
environnementale et aux nouvelles technologies. Elle a publié notamment
L’Invention de l’économie au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie (Paris,
PUF- collection Léviathan-1992) ; Actualité de Montesquieu (Paris, Presses de
Sciences PO, 1999) ; Les philosophies de l’environnement (Paris, PUF-collection
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(réed. Paris, Champs Flammarion, 2009). . Lumières et commerce : l'exemple bordelais, avec
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Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.Y a-t-il du sacré dans la nature ?
(sous la direction de Catherine Larrère et Bérengère Hurand), Paris, Publications
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(ISBN 978-2130650713).Bulles technologiques, avec Raphaël Larrère, Marseille,
Wildproject Editions, 2017.
[1]
1 L’article de Naess a une orientation plus politique, et les développements
ultérieurs de sa réflexion (Naess, A., 1989)
[2]
2 Sur la longue persistance, dans l’écologie scientifique, d’une conception des
équilibres de la nature et sa récente remise en question, voir Blandin,
Patrick, 2009.
[3] À l’étude de Catherine
Larrère (1997) et à l’anthologie d’Hicham Afeissa (2007), s’est ajouté un
important travail de publications et de traductions, notamment aux éditions
Wildproject, ce qui rend cette philosophie accessible à un public francophone.
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