Catherine Larrère
Professeur émérite à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de philosophie morale et politique
Les inégalités environnementales existent elles? Elles sont largement
ignorées par les économistes : la plupart des travaux consacrés aux inégalités
ne prennent pas en compte leur dimension environnementale. On peut citer, de ce
point de vue, le livre de Thomas Piketty qui a fait beaucoup pour attirer
l'attention sur le développement des inégalités depuis la fin du siècle
dernier, mais qui ne fait quasiment aucune allusion à l'environnement[1].
Du côté des écologistes, on met plutôt
l'accent sur les effets égalitaires des dégradations de l’environnement. "La pénurie est hiérarchique, le smog est
démocratique", écrivait Ulrich Beck, en 1986, dans La société du risque[2]. Il résumait ainsi ce qui faisait, selon lui, la différence entre les sociétés de classe,
structurées autour de l'opposition exclusive entre possédants et dépossédés, et
la société du risque où ceux qui sont responsables de la menace y sont
également exposés. La globalisation du danger unifierait les victimes dans une
communauté de destin.
Cela signifie-t-il que, pour faire face à la catastrophe écologique, il
faille faire fi des inégalités sociales et des différences d'intérêt qui en
découlent? Il existe toute une tradition qui incline en ce sens. En 1971, dans
son numéro de juillet, le Courrier de
l'Unesco publiait l'appel de Milan:
"2200 savants" s'adressaient aux "trois milliards et demi de
Terriens". Ils y présentaient toute la gravité d'une situation
(détérioration de l'environnement, diminution des ressources naturelles,
surpeuplement et faim, guerres) qui menaçait l'ensemble de la vie sur terre. La
catastrophe, cependant, était évitable : il fallait "écarter ce qui nous
divise" et qui compte moins que "le péril qui nous unit"[3].
Depuis cet appel, les politiques environnementales, qui visent à
remédier aux dégradations écologiques, se sont multipliées. Toutes ces
politiques, qui, parfois sont sectorielles,
n'en appellent pas toujours à l'unité de tous contre le péril commun.
Mais, elles participent cependant du même esprit que l'appel de Milan car elles
ne prennent guère en compte les conséquences sociales de leur application. Ce
faisant, elles risquent d'accroitre les inégalités sociales. Pire, elles
contribuent à entretenir l'idée que, loin d'être une préoccupation commune, le
souci de l’environnement est une forme supplémentaire de la domination
sociale : un luxe de riches qui ne se satisfait qu'au détriment des
pauvres. Cela ne peut que faire obstacle à une politique efficace de lutte
contre la dégradation de la situation écologique.
Ulrich Beck a défini la réflexivité environnementale comme la capacité
qu'ont les sociétés d'aujourd'hui de faire un retour critique sur les
conséquences nocives des développements économiques et industriels. Or c’est justement cela qui est en
question : sous l’apparence d’un front commun contre le risque, la société
de classe ne se perpétue-t-elle pas? Etudier les inégalités environnementales,
c'est d'abord mettre en cause l'égalisation prétendue par le risque : quelle
que soit l'universalité de la menace, l'exposition aux risques est socialement
différenciée : ce sont les catégories les plus défavorisées qui en souffrent le
plus. Mais c'est également attirer
l'attention sur les effets sociaux des politiques environnementales. Car si on
ne le fait pas, ces politiques n'apparaîtront pas comme une réponse aux
dégradations écologiques, elles y contribueront.
Après avoir présenté quelques unes des difficultés que rencontre la prise en considération des
inégalités environnementales, tant du côté de l'analyse socio-économique que de
l'étude écologique, nous verrons que ces difficultés ne renvoient pas seulement
à la connaissance de ce qui est, mais à la détermination de ce qui pourrait
être : au nom de quel modèle d'égalité peut-on s’employer à répondre aux
inégalités environnementales?
I/ Des inégalités sociales aux inégalités environnementales
Sans doute, les dégradations écologiques sont-elles globales. Nul n'y échappe. Pour autant, "les effets sur la santé et
le bien-être des dommages environnementaux ne sont pas équitablement répartis
entre les groupes sociaux."[4] On peut ainsi définir les inégalités
environnementales, comme les inégalités d'exposition aux risques
environnementaux, exposition qui est jugée "disproportionnée" quand
certains groupes sociaux ou certaines catégories sociales en souffrent plus que
d'autres, de façon significative.
La question des inégalités environnementales a été soulevée à
l'occasion des mouvements dits de "justice environnementale" qui se
sont développés aux Etats Unis dans les années 1980. Il s'est agi de
mobilisations locales autour de problèmes liés à la pollution : habitations
construites sur des sites pollués, dépôts de déchets toxiques dans certains
voisinages, riverains se mobilisant contre la construction d'incinérateurs à
déchets. Parmi ces mouvements, la lutte de la communauté d’Afton dans le comté
de Warren en Caroline du Nord qui s’est
mobilisée dans des actions de désobéissance civile contre les dangers
représentés par des sols surchargés en pyralène (PCB), a joué un rôle
déclencheur. Le comté de Warren était particulièrement frappé par la pauvreté
et le chômage et la population d’Afton
était à 84% Afro-Américaine[5];
le même schéma de risques
environnementaux frappant prioritairement des populations défavorisées
socialement et ethniquement se retrouve dans les autres situations du mouvement
de justice environnementale. Fortement structurés par cette dimension ethnique,
qui a conduit à parler de "racisme
environnemental"[6],
les mouvements de justice environnementale apparaissent portés par la lutte
politique pour les droits civiques qui a réuni les populations afro-américaines
dans les années 1970. En conséquence de ces mouvements, de nombreuses études
des inégalités environnementales ont été menées, aussi bien par des ONG que par
des instances gouvernementales. Un "Sommet des Peuples de couleur"
s'est réuni à Washington DC, en 1991, et a adopté des Principes de justice environnementale[7].
Cela a contraint l'action politique : en février 1994, Bill Clinton a signé l'executive order 12898 faisant de la
justice environnementale un objectif affiché des politiques publiques au niveau
fédéral.
Est-ce parce que cette polarisation ethnique ne se retrouve pas aussi
nettement en Europe que les inégalités environnementales ne mobilisent guère
les mouvements sociaux, pas plus qu'ils ne retiennent l'attention des analystes?
On considère généralement que, en ce qui concerne l'étude des inégalités
environnementales, l'Europe est très en retard sur l'Amérique du Nord[8].
Sans doute, dès 1976, le ministre de la Qualité de la vie, Vincent Ansquer,
avait-il, en présentant son budget au Sénat, attiré l'attention sur la gravité
des "inégalités devant le cadre de vie". Il citait même le Président
de la République d'alors, Valéry Giscard d'Estaing, à l'appui de ses dires :
"Il y a en effet, une inégalité écologique parfois encore plus forte que
l'inégalité économique. Une inégalité face à la qualité du cadre de vie et de
l'habitat, qui, souvent, se conjugue avec l'inégalité économique et qui, hélas!
l'aggrave."[9]
Mais, si l'alerte fut précoce, elle ne semble guère avoir été suivie d'effets.
Les études sur les inégalités environnementales faites en Europe datent des
années 2000, dans la foulée des travaux menés en Amérique du Nord. Ceux-ci ont
traversé l'Atlantique et sont arrivés sur le continent en passant par le
Royaume Uni, où, dans les années 2006-2007, toute une série de rapports est
élaborée[10]
. Sur le continent, le retard dans la connaissance des inégalités
environnementales témoigne de la difficulté qu'il y a à relier
l'environnemental et le social.[11]
Les mouvements américains de justice environnementale ont attiré
l'attention sur les pollutions, et c'est l'inégale exposition aux polluants qui
est devenu l'archétype des inégalités environnementales. Encore faut-il
différencier celles-ci, si l'on veut les étudier sérieusement. Éloi Laurent
distingue entre pollutions de l'air et pollutions du milieu[12]. Les pollutions, notamment chimiques, du
milieu sont plus nettement sectorisées. On les trouve surtout dans les régions
où sont implantées des activités hautement polluantes, industrielles ou
agricoles, ou qui en ont accueilli : les friches industrielles sont très
souvent des sites contaminés qui devraient être inconstructibles. Ce type de
pollutions, nettement localisées, provoque les mobilisations, comme aux États
Unis. Les pollutions de l'air tendent à se diffuser très largement, ce qui ne
veut pas toujours dire que cela se fasse également : dans les villes,
notamment, se trouver à proximité de voies à forte densité de trafic
automobile, c'est être beaucoup plus exposé à la pollution atmosphérique que
dans des quartiers plus tranquilles.
Aux pollutions, Éloi Laurent ajoute une autre "facette" des
inégalités environnementales, qui concerne l'accès[13].
L'inégalité d'accès aux ressources concerne d'abord les ressources vitales :
l'eau potable, un air non pollué, des sources d'énergie, comme le bois de
chauffage, ne sont pas accessibles à une part grandissante des populations
humaines. La crise environnementale diminue ces ressources ou les dégrade, et
les transformations sociales du milieu naturel ont également des répercussions
sur l'accès aux ressources : la révolution verte, dans les pays du Sud, en
réaffectant des terres, a rendu l'accès à l'eau ou la collecte du bois de
chauffage, activités généralement accomplies par les femmes, plus difficile.
Mais dans l'accès aux ressources, on peut aussi tenir compte de l'accès à ce que
l'on appelle les aménités environnementales : espaces verts de détente ou de
repos, bords de rivière ou de mer.
Mais, pour bien définir les inégalités environnementales, il faut les
rapporter aux risques. Ce n'est pas seulement l'extériorité du danger qui est
en jeu, mais la façon dont on peut y réagir : le risque prend en compte la
vulnérabilité et la résilience. À danger
égal, les plus pauvres, les plus défavorisés sont plus exposés : il sont plus
fragiles, ils ont moins de solutions de rechange, ils ont plus de difficulté à
se reconstruire. L'ouragan Katrina, qui, à la fin du mois d'août 2005, a frappé
La Nouvelle Orléans et sa région, entraînant des dommages considérables, tant
humains que matériels, est un exemple de cette inégalité dans l'exposition aux
risques. Si l'ouragan a, globalement, révélé la fragilité des sociétés
industrielles, même hyper-développées, devant des risques naturels
qu'elles sont impuissantes à prévenir ou
à enrayer, et dont on peut même soupçonner qu'elles les aggravent[14],
il a aussi frappé très inégalement les habitants. Les populations les plus
touchées ont été les populations les plus pauvres, généralement des gens de
couleur, qui habitaient les zones les plus gravement submergées, et qui
n'avaient pas, faute de voitures personnelles, les moyens de les évacuer. Ce
sont également ces populations qui ont mis le plus longtemps à retrouver des
conditions de vie normales, quand cela a été possible. Les différentes
inégalités se cumulent et se renforcent les unes les autres : la vulnérabilité
des plus démunis ne résulte pas seulement de leur localisation matérielle mais
aussi de ce qu'ils ont moins de possibilités de s'opposer au danger ou que
celui-ci les frappera plus violemment du fait d'une moindre résistance
physique. Le risque environnemental est relatif non seulement à la probabilité
objective d'un événement mais aussi à la vulnérabilité ou à la résilience de
ceux qui y sont exposés, vulnérabilité
et résilience qui s'expliquent par des facteurs sociaux.
Pour appréhender les inégalités environnementales, il ne faut donc pas
traiter séparément ce qui relève de la nature et ce qui relève de la société.
Les inégalités environnementales ne résultent pas d'un déterminisme naturel qui
affecterait une population humaine réputée homogène. On ne peut pas non plus
considérer que ces inégalités seraient celles des moyens - économiques et
sociaux - que les humains (individuellement ou en groupes) peuvent consacrer à
la lutte contre le destin commun des dégradations environnementales. Il y a une
constante interaction entre situation sociale et environnementale. Aussi,
lorsque l'on parle d'inégalités, ne peut-on se référer aux seules inégalités dans la façon dont les populations
humaines sont affectées par la situation environnementale dans laquelle elles se
trouvent. Il faut aussi prendre en considération l'inégale contribution des
humains à la dégradation actuelle de la situation. Tous les habitants de la
Terre n'ont pas participé également au changement climatique en cours. Le principe de "responsabilités communes
mais différenciées" qui a été adopté dès la Déclaration de Rio en 1992,
pour traiter des questions de justice climatique, ne renvoie pas seulement à
l'équité de la distribution des charges de la lutte contre le changement climatique
mais fait aussi référence à la question de la responsabilité historique des
différents pays dans ce changement, en raison de l'inégalité de leurs émissions
de gaz à effet de serre. C'est pour tenir compte de cette différence entre la
façon dont nous sommes affectés par l'environnement, et la façon dont nous
participons à sa dégradation, que Cyria Emelianoff propose de parler dans le
premier cas d'inégalités environnementales (dont on est victime) et, dans le
deuxième, d'inégalités écologiques (qui ont des auteurs)[15]. Mais, comme l'on peut être à la fois auteur
et victime, cela peut justifier que l'on continue à parler, de façon générale,
d'inégalités environnementales, tout en faisant, si nécessaire, la distinction entre ceux qui subissent et ceux qui agissent.
Les inégalités environnementales ne constituent donc pas une variété
distincte d'inégalités (d'origine naturelle), elles représentent plutôt la
dimension environnementale des inégalités sociales. Cependant il n’y a pas de
déterminisme univoque : il s'agit d'aspects multidimensionnels qui ne
s'agrègent pas toujours, mais peuvent se contrebalancer, si bien que toutes les
inégalités environnementales ne recoupent pas, ni nécessairement, ni
exactement, des inégalités sociales. C'est ce qu'a montré notamment Gordon
Walker dans une étude, menée au Royaume Uni, sur les inégalités devant les
risques d'inondation. La carte des inégalités environnementales et celle des
inégalités socio-économiques (de revenu et de richesse) ne coïncident pas quand
il s'agit de l' exposition aux risques d'inondation, les riches propriétés des
bords de la Tamise étant plus menacées que des zones de l'intérieur des terres,
où habitent des populations beaucoup moins riches[16]. C'est ce qui le conduit à dire que toutes les
inégalités environnementales ne sont pas des injustices. Pourtant, de façon
générale, les inégalités environnementales viennent renforcer les inégalités
sociales, qui, elles-mêmes attirent les inégalités environnementales : Katrina n'est
pas une exception, mais la situation la plus fréquente et la plus
caractéristique. Si les zones les plus polluées ou les plus exposées aux
risques sont habitées par les populations les plus défavorisées, ce n'est pas
seulement parce que le logement y est moins cher, c'est aussi parce que c'est
dans les quartiers habités par des populations défavorisées que l'on implante
des activités polluantes ou à risque : "pour un pour cent de population
d'origine étrangère en plus, une commune voit augmenter de près de 30% la
probabilité de voir s'installer sur son territoire un incinérateur"
explique Éloi Laurent[17].
Les zones de relégation sociale sont aussi des zones de relégation
environnementale.
S'intéresser aux inégalités environnementales, ce n'est pas abandonner
le terrain de l'analyse sociale, c'est le complexifier. On se met à aborder des
aspects nouveaux, ou un peu négligés, de l'étude socio économique des
inégalités : on met l'accent sur le rapport entre santé et environnement
(plutôt que sur l'emploi), sur la qualité de vie (plutôt que sur le niveau de
revenu ou sur les richesses). Ces dimensions ne sont pas aussi aisément
quantifiables que celles qu'appréhendent les analyses socio-économiques
traditionnelles. Non seulement on passe du quantitatif au qualitatif, mais
aussi de l'objectif au subjectif. Cela a été montré pour le bruit autour des
aéroports : les nuisances ne s'appréhendent pas seulement à partir de mesures
physiques des décibels, elles renvoient à des modes de vie, à des projets
sociaux, à la façon de les appréhender[18].
Ce n'est que sur le fonds d'un contexte
social qu'elles peuvent être caractérisées et comprises.
Morcelées dans une multiplicité de façons de vivre, de ressentir des
situations toutes différentes, les inégalités environnementales tendent à se relativiser. On en vient à penser
qu'elles sont trop diffuses pour être vraiment mobilisatrices. Ce qui a fait le
succès des mouvements américains de justice environnementale, c'est leur forte
politisation (dans le sillage de la lutte pour les droits civiques) et le fait
qu'elles se focalisaient sur des pollutions bien repérables. Mais à mesure que
l'on élargit l'enquête pour tenir compte de toutes les "facettes" des
inégalités, on perd en précision et en objectivation. Les inégalités
environnementales semblent renvoyer à une phénoménologie du monde vécu, plus
riche en descriptions subjectives qu'en données percutantes.
Mais cela justifie-t-il qu'on se désintéresse de ces questions? Négliger la dimension environnementale des
inégalités sociales, c'est désincarner notre vision du social, la priver de ce
qui en fait la réalité. Comme le dit Cécile Renouard, "les questions
sociales sont indissociables de l'inscription de l'être humain dans un
milieu"[19]
. Si les inégalités environnementales paraissent plus complexes, moins
facilement catégorisables que les inégalités socio-économiques, ce n'est pas
parce qu'il s'agit d'une poussière de vécus personnels, c'est parce tenir
compte des inégalités environnementale, c'est rencontrer la complexité du réel,
celle d'une situation. Aussi l'environnement
ne s'appréhende-t-il pas seulement à l'aide de données objectives, il relève de
l'étude du monde vécu.
Si l'analyse socio-économique semble avoir quelques difficultés à
intégrer les dimensions environnementales, ne faut-il pas se tourner vers les
approches écologiques pour comprendre ce que la situation environnementale a à
la fois de global et de différencié?
II/ Réflexivité environnementale et conflictualité sociale
Que les plus pauvres et les plus faibles soient beaucoup plus frappés
que les plus riches par les effets des dégradations environnementales : voila
qui établit l'existence des inégalités environnementales. Cela fait -ou devrait
faire- de leur réduction un objectif des politiques sociales. C'est bien ce que
reconnait l'encyclique du Pape François. Il n'y a pas lieu de séparer l'environnemental
et le social : "Il est fondamental
de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions
des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. Il n'y a pas deux
crises séparées, l'une environnementale, l'autre sociale, mais une seule et
complexe crise socio-environnementale."[20]
Mais il est difficile d'articuler le social et l'environnemental. À la faible sensibilité environnementale des
analyses socio-économiques, correspond la faible sensibilité sociale des
politiques écologiques.
Ceux qui se préoccupent de la situation écologique, sont en effet
portés soit à en privilégier les effets égalitaires -et à sous-estimer
l'importance de l'aspect socialement différencié des effets des dégradations
écologiques-, soit à négliger -ou à ne pas suffisamment anticiper- les effets
socialement inégaux des politiques environnementales qui visent à protéger
l'environnement ou à en restaurer les dégradations. C'est en tout cas ce qu'on leur reproche.
L'accusation a été portée à l'égard des politiques de protection de la
nature, qu'il s'agisse, dès la fin du XIXe siècle, des parcs nationaux
américains, qui n'ont été créés qu'en en chassant les populations -principalement
amérindiennes- qui s'y trouvaient, ou des essais de protection de la faune
sauvage menées, entre les deux guerres, par les puissances européennes dans
leurs colonies africaines et imposées autoritairement aux populations locales.
La décolonisation n'a pas mis fin à cette situation : on a pu montrer que
l'exportation, dans les pays non occidentaux, et particulièrement dans le sous
continent indien, de politiques de préservation d'une nature sauvage, à
l'américaine (wilderness), contribuait
surtout à procurer des espaces de loisir à des touristes fortunés[21].
On a donc pu parler, à propos de ces politiques, de racisme environnemental[22].
Il n'y aurait pas, du point de vue de leurs effets sociaux, de différence entre
les activités polluantes dont les retombées frappent de façon disproportionnée
les moins favorisés et les effets sociaux de politiques de protection de la
nature qui profitent d'abord aux riches, à ceux qui désirent, et peuvent, jouir
d'une nature aussi peu dégradée que possible.
On considère souvent que beaucoup de politiques urbaines, soucieuses
d'aménagement et de durabilité écologique, ne prennent pas en compte la
diversité et l'inégalité sociale de ceux à qui elles s'appliquent. C'est le
reproche fait aux éco-quartiers, qui intègrent les contraintes écologiques. :
ils seraient le plus souvent destinés à des populations aisées. Cela peut être
la conséquence involontaire de politiques insuffisamment attentives à leurs
effets sociaux, mais cela peut aussi s'expliquer par la recherche intentionnelle
des aménités environnementales, par des groupes sociaux favorisés. Un
environnement sain et plaisant, comme tel, est une ressource d'autant plus enviée
qu'elle devient rare. Dans la société du risque et de l'accélération, on
cherche le calme, le repos dans la nature... Les inégalités environnementales
ne se creusent pas seulement par le bas (relégation environnementale des plus
pauvres), mais aussi par le haut (accès de plus en réservé à un environnement
préservé) [23]
C'est également la fiscalité écologique qui est accusée d'être
socialement régressive, c'est-à-dire, à l'inverse de ce que vise un impôt
progressif sur le revenu, de peser proportionnellement plus sur les plus
pauvres. Il en serait ainsi d'une taxe carbone sur les carburants qui frapperait
plus lourdement des populations défavorisées rejetées à la périphérie des
grandes villes, obligés à de longs transports avec des voitures anciennes ou
mal entretenues et qui consomment beaucoup. Des remarques semblables peuvent
être faites à propos des logements mal isolés, des frais de chauffage augmentés
qui mettent les familles défavorisées en situation de précarité énergétique.
Ces exemples montrent que l'environnement n'est pas une question
socialement neutre. La protection de la nature ne reste pas extérieure à la
société : la façon dont elle est menée a des effets sociaux, qui doivent être
étudiés. Le souci écologique est lui-même socialement situé, et il n'est pas toujours
orienté par la recherche du bien commun. Ce n'est pas seulement le sursaut tardif d'une
société qui fait un retour critique d'ensemble sur elle-même, comme une
certaine bonne conscience écologique voudrait le croire. Jean-Baptiste Fressoz
et Christophe Bonneuil, l'ont bien montré : on n'a pas attendu la fin du XXe
siècle pour faire preuve de réflexivité environnementale[24].
L'attention aux conséquences environnementales des activités productives a
accompagné, et, d'une certaine façon, favorisé l'essor industriel du XIXe
siècle[25].
Que le capitalisme ait utilisé, à son profit, la réflexivité environnementale,
n'implique pas qu'il en ait la parfaite maîtrise. Dans la deuxième moitié du
XXe siècle, la perception des risques s'est globalisée[26],
ce qui s'est marqué par une prise de conscience commune, à différents niveaux,
de l'international au régional et au local en passant par le national, de la
nécessité des politiques de prévention et de précaution. C’est cette prise de conscience qui a conduit
aussi bien à la formation, dans les années 1970, de ministères de
l'environnement qu'à la tenue de conférences mondiales, comme le sommet de Rio
en 1992, ou les conférences annuelles
(COP), depuis lors, sur le climat.
Mais cette conscience commune et globale, acceptée par les
gouvernements, de l'urgence écologique, n'aboutit nullement à l'unanimité
souhaitée par l'appel de Milan, qui voudrait que l'humanité, enfin unifiée,
mette de côté ses mesquines différences. Celles-ci sont toujours présentes et
actives. La réflexivité environnementale ne met pas fin à la conflictualité
sociale, les plus forts cherchent toujours à tourner la situation à leur profit.
Cela se marque particulièrement dans ce qu'on appelle le dumping écologique ou environnemental,
par lequel les pays du Nord transfèrent vers le Sud leurs activités polluantes
et leurs déchets, ce qui crée une "géographie détritique"
particulièrement inégalitaire[27].
Sans doute, de telles pratiques sont-elles interdites : la Convention de Bâle,
du 22 mars 1989, entrée en vigueur en 1992, enjoint aux pays européens de traiter
les déchets où ils ont été produits et interdit les mouvements transfrontaliers.
Mais cette convention ne vaut que pour les pays européens, et, même là, les
règlements sont facilement tournés. Cette logique d'externalisation des déchets
et des activités polluantes est d'autant plus prégnante que la rationalité
économique en a été déclarée "impeccable". Dans un mémorandum de 1991
-devenu scandaleusement fameux-, Lawrence Summers, alors économiste en chef de
la Banque mondiale, expliquait à ses collègues que la délocalisation
d'industries polluantes vers les pays les plus pauvres était rendue souhaitable
par le fait que les revenus, donc la valeur donnée à la vie, y étaient plus bas.
Les pays pauvres étant le lieu où le coût de la pollution, ainsi définie par
les revenus qu'elle sacrifie, était le plus faible, ils pouvaient être
considérés comme "sous-pollués" et on pouvait y transférer les
activités polluantes[28].
À ces affirmations, Jose Lutzenburger, alors secrétaire de
l'Environnement pour le Brésil, rétorquait que cette logique économique était "complètement
démente" ("totally insane")[29].
C'est en tout cas l'exemple qu'une évaluation économique qui se réduit au
calcul coûts/avantages ignore aussi bien l'environnemental (qui ne se réduit
pas à un coût qu'il faudrait affecter le plus efficacement possible) que le
social (la valeur d'une vie ne se mesure pas uniquement par le revenu), et, par
là-même, lie l'environnemental et le social : ce dumping environnemental est
indissociablement une atteinte aux habitants des pays du Sud et à leur milieu
de vie. Ce qu'Eloi Laurent appelle la
« capacité des riches à imposer les coûts de leurs comportements
environnementaux aux plus pauvres » [30]
est une constante des rapports entre riches et pauvres que ce soit à
l'intérieur d'un même pays, ou entre les pays. Mike Davis a montré, dans Génocides tropicaux, comment, au XIXe
siècle, l'exploitation britannique en Inde avait poussé les populations à la
famine tout en étant à l'origine de la dégradation écologique de ce pays[31].
Ces procédés se sont poursuivis après la décolonisation et constituent ce que
Joan Martinez Alier appelle "l'environnementalisme des pauvres."[32]
C'est le même transfert de la charge environnementale vers les pauvres
qui conduit à faire de la surpopulation la cause principale des dérèglements
écologiques, attribuée à la démographie galopante des pays les plus pauvres,
sans tenir aucunement compte de l'empreinte écologique très inégale des plus
riches et des plus pauvres. Même attitude également dans une interprétation de
la justice climatique qui tourne à l'avantage des pays du Nord, dont la
responsabilité historique dans le changement climatique est niée. En 1991, Anil
Agarwal, fondateur d'une des premières ONG indiennes pour l'étude des relations
entre environnement et développement, et Sunita Narain, environnementaliste et
militante politique indienne, mettaient en cause une étude d'un groupe de
recherche privé à Washington, le WRI (World
Research Institute) qui tendait à établir, sur des données chiffrées, la
responsabilité de pays comme l'Inde dans la déstabilisation du climat. Ils
accusaient cette étude de perpétuer l'inégalité mondiale dans l'utilisation de
l'environnement de la Terre et de ses ressources et y voyaient un
"excellent exemple de colonialisme environnemental".[33]
On voit ainsi que la relation entre inégalités sociales et dégradations
écologiques s'établit dans les deux sens. D'une part, la détérioration de la
situation environnementale, dont les impacts sont très inégalement ressentis,
renforce les inégalités sociales et en accentue la dimension environnementale.
D'autre part, les inégalités sociales accentuent les dégradations écologiques
et sont un obstacle à la transition écologique[34].
Ce n'est pas seulement la pauvreté qui met en danger l'environnement (ce sur
quoi le rapport Brundtland[35]
a attiré l'attention), c'est aussi l'existence même d'une échelle d'inégalités
qui entretient des mécanismes d'estime comparative, d'où résulte une course à
la consommation distinctive. Celle-ci est nuisible pour la planète, parce
qu'elle pousse à la productivité, qu'elle est consommatrice de ressources et
productrice de déchets, et qu’elle finit obligatoirement par rencontrer des
limites écologiques. On se trouve ainsi dans la situation présentée dans un
rapport de l'Oxfam (2 décembre 2015) : "la moitié la plus pauvre de la
population mondiale est responsable de seulement 10% des émissions de CO2 mondiales
alors qu'elle vit, en grande majorité, dans les pays les plus vulnérables au
changement climatique. Parallèlement, environ 50% des émissions mondiales sont
imputables aux 10% des habitants de la planète les plus riches."
En même temps, plus se creuse l'écart
entre les pauvres et les riches et plus ceux-ci sont capables de faire
payer les pollutions à ceux qui les subissent en transférant vers les plus
pauvres les activités polluantes. Dans une situation moins inégalitaire, il
serait possible d'obliger les plus riches à traiter leurs pollutions au lieu de
les déplacer[36].
Mais cela supposerait une démocratie effective.
Or les inégalités affaiblissent les démocraties, car elles compromettent
la qualité des échanges et du débat public, ébranlent la légitimité perçue du
pouvoir en place, érodent la confiance dans les institutions. Dans une
situation où les plus riches profitent ouvertement de la situation, y compris
environnementale, les plus défavorisés sont
d'autant moins sensibles aux dégradations environnementales que rien ne
leur garantit que les effets inégalitaires des politiques écologiques seront
compensés. Pays, groupes sociaux ou individus seront d'autant plus décidés à
participer à une action commune qu’ils jugeront la répartition des tâches
équitable, et que des mesures seront prises pour réduire les inégalités
environnementales et faire en sorte que ce ne soit pas les plus démunis et les
plus vulnérables qui subissent les impacts les plus graves.
Le changement climatique n'est pas
démocratique : bien loin d'égaliser les humains devant le danger commun,
il accentue les inégalités sociales. Une politique climatique qui ignorerait ces
effets sociaux s'exposerait à être à la fois injuste et inefficace. La
réflexivité environnementale ne fait pas disparaître la conflictualité d'une
situation marquée par les inégalités. Cette conflictualité affecte les
politiques écologiques et en compromet les résultats. Cela signifie-t-il que,
pour répondre aux impératifs de justice et lutter efficacement contre les
détériorations environnementales, il faille réduire les inégalités, viser
l'égalité? Ce n'est pas que le destin imposé à l'humanité nous rendent plus
égaux, c'est que nous devons nous rendre plus égaux -ou moins inégaux- pour y
faire face. Mais de quelle égalité parle-t-on?
III/ Quelle égalité pour la transition écologique?
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, adoptée par
l'Assemblée nationale en août 1789, affirme, dans son article 1, que "tous
les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits", mais, dans
l'énumération de l'article 2 : "ces droits sont la liberté, la propriété,
la sûreté et la résistance à l'oppression", l'égalité ne figure pas. On
peut voir là la promotion de l'égalité, comme égale liberté de tous (nul ne
peut avoir de droits que d'autres n'aient pas) et le rejet de l'égalitarisme
(qui rendrait tous les hommes identiques). C'est ce à quoi correspond la
distinction libérale entre l'égalité des chances, ou égalité d'accès (chacun
est placé sur la même ligne de départ) et l'égalité des résultats, où chacun
obtiendrait une part égale, alors que la conception libérale, qui s'en tient à
l'égalité des chances, considère qu'il est juste d'accepter la différence des
résultats et que la distribution finale soit déterminée par les talents de
chacun. Une telle conception ne dénonce donc pas, par principe, les inégalités
: celles-ci, pour Rawls, "ne sont pas nécessairement injustes"[37].
Elles peuvent même être avantageuses, comme le présuppose le principe de
différence, formulé dans la Théorie de la
justice, qui récapitule les deux
conditions qui rendent les inégalités supportables : qu'elles satisfassent à l'égalité
des chances (c'est-à-dire que "les inégalités soient attachées à des
positions et à des positions ouvertes à tous") et qu'elles "procurent
le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société"[38].
Cette vision libérale de l'égalité est un argument pour la poursuite
indéfinie de la croissance : elle finira, comme la marée montante, par
"soulever tous les bateaux"[39],
comme disait Kennedy dans un discours de 1963, les plus riches entraineront les
plus pauvres dans une amélioration
continue de la situation de tous, l'échelle des inégalités se transportant vers
le haut. Mais outre que l'échelle des inégalités, autant et plus que la
pauvreté, est un facteur de dégradation environnementale, ce transfert vers le
haut d'une différenciation continue n'a rien d'assuré : la situation actuelle,
d'aggravation des inégalités, montrerait plutôt une accentuation des écarts
entre riches et pauvres, telle que les riches s'enrichissent sans que la
situation des pauvres ne s'améliore, alors que les positions des classes
moyennes s'érodent. À cela s'ajoute que la situation écologique met en cause la
possibilité d'une croissance infinie dans un monde fini[40].
L'idée, que la croissance permet d'augmenter la part des pauvres sans
que les riches aient à diminuer la leur, est difficile à soutenir dans la
situation économique, environnementale et sociale actuelle. Cela ne signifie pas qu'il faille défendre une
distribution à parts égales : un tel égalitarisme, possible peut-être dans de
petits groupes, avec un fort contrôle du collectif sur ses membres, est
difficile sinon impossible à réaliser à de plus grandes échelles et tenter d'y
parvenir entrainerait beaucoup de contraintes autoritaires. Les arguments
libéraux de critique de l'égalitarisme ne sont pas tous à rejeter. Cela
implique plutôt de réfléchir sur l'égalité : qu'est-ce qui peut satisfaire
l'exigence axiologique d'égalité, associée à la justice, sans conduire à un
égalitarisme réducteur et autoritaire?
Plutôt que de rechercher une égalisation des résultats, ou des parts,
il importe de s'interroger sur la façon dont se fait l'évaluation des
inégalités. Qu'est-ce qu'être défavorisé? Pour répondre à cette question, John
Rawls introduit la notion de "biens primaires"[41],
qui "sont les choses dont les citoyens considérés comme des personnes
libres et égales vivant une existence complète ont besoin"[42],
ces biens consistant dans "les droits, les libertés et les possibilités
offertes à l'individu, les revenus et la richesse et les bases sociales du
respect de soi-même"[43].
Dans une situation politique, où chacun est considéré comme un citoyen, comme
une personne libre et égale, on a donc, dans la liste de ces biens, le référent
par rapport auquel mesurer la situation (favorisée ou défavorisée) des
différentes personnes. C'est ce qu'Amartya Sen critique. Ces biens primaires,
objecte-t-il, ne sont que les moyens d'une fin, qui est la vie telle qu'on veut
la mener. Ce qu'il faut comparer, donc, ce ne sont pas les moyens que sont les
biens primaires, mais la possibilité de transformer ces biens en capacités
effectives -ou capabilités- de mener la vie qu'on cherche, or les individus
diffèrent de façon importante en ce qui concerne ces capabilités : Sen fait
ainsi état d'un certain nombre de "caractéristiques -âge, handicap, mauvais
état de santé, etc.- qui rendent plus difficile la conversion des biens
primaires en capabilités de base, telles que la capacité de se déplacer, de
mener une vie saine, de prendre part à la vie de la collectivité."[44]
La comparaison des biens primaires ne
suffit donc pas pour évaluer la justice et l'égalité, il faut également se
référer à "l'égalité des capabilités de base."[45]
Or, il ne fait pas de doute que cette approche par les capabilités n'est
pas utile seulement pour tenir compte des caractéristiques propres à chacun
(santé, handicap physique ou social...) mais également de sa situation
environnementale, de son milieu de vie : celui-ci en effet affecte
considérablement ce que Amartya Sen désigne comme les capabilités de base. On
comprend que quelques rares économistes,
soucieux de lier l'environnemental et le social, adoptent l'approche par les
capabilités[46].
Cela doit permettre d'appréhender la dimension environnementale des inégalités
socio-économiques. L'analyse socio-économique en termes de bien-être ou de
revenu y trouve sa limite : les données environnementales semblent impossible à
quantifier ou à objectiver, elles se dissipent en vécus subjectifs. Prendre en
compte les capabilités, c'est étudier l'insertion des individus dans un milieu
de vie et la façon dont cette insertion affecte leurs opportunités de choix et
leurs capacités de réalisation. Mais cela doit également permettre
d'appréhender les effets d'une politique écologique en voyant comment elle
risque d'affecter les capabilités de base. L'approche par les capabilités doit
donc fournir les éléments de comparaison dont toute étude des inégalités a
besoin.
Ce qui permet également d'éviter la dissolution du vécu environnemental
en une poussière d'impressions subjectives, c'est sa dimension collective.
L'environnement n'est pas un attribut individuel, c'est un milieu partagé. Sans
doute peut-on, à partir de l'approche par les capabilités, définir un droit
individuel à un environnement sain. Mais il ne s'agit pas d'un pouvoir que l'on
transporte avec soi, comme la liberté, et ce n'est pas non plus une
revendication que l'on peut faire individuellement, elle doit être portée
collectivement par ceux qui partagent le même milieu de vie. L'environnement, ce monde vécu, est un monde
commun. C'est ce qui ressort des mobilisations de justice environnementale qui
défendent non des acquis individuels, mais une vie commune, partagée, dans
l'environnement qui la rend possible. Les revendications d'égalité ne sont pas
liées à des questions de distribution, mais de participation. Comme l'avait
montré la philosophe Iris Marion Young, dès le début de ces mouvements, ceux-ci
ne visaient pas une meilleure répartition des risques, mais la participation à
la décision : c'est sans leur consentement, sans qu'ils aient eu la possibilité
de s'y opposer que les décisions ayant conduit à la situation dans laquelle ils
se trouvaient avaient été prises[47].
Les Principes de justice environnementale énoncés par le Sommet des Peuples de
couleur, réuni à Washington, en 1992, affirme ainsi dans son article 7,
"le droit de participer, en tant que partenaires égaux, à chacun des
niveaux de décision qu'il s'agisse de l'évaluation des projets, de leur
planification, réalisation, et de l'évaluation des résultats." Cela intervient avant l'énoncé d'un droit à
des compensations pour les dommages (article 9), ou à un accès équitable aux
espaces restaurés (article 12)[48].
La justice participative a priorité sur la justice distributive.
Il s'agit donc, pour ceux qui réclament la justice environnementale,
d'être en capacité effective de décider. Lorsque les rédacteurs des Principes
de justice environnementale refusent , à l'article 8, "d'être forcé de
choisir entre le chômage et un environnement pollué", et affirment
"le droit, pour ceux qui travaillent chez eux, d'être à l'abri des risques
environnementaux"[49],
ils refusent d'être les éléments d'un calcul coûts/avantages du type de celui
que faisait Lawrence Summers, qui conclut à la rationalité de transférer les
risques environnementaux aux plus pauvres. Ils demandent de ne pas être
contraints par un chantage, mais d'avoir effectivement la possibilité de mener
la vie à laquelle ils ont droit.
La participation ne se limite donc pas à l'accès aux instances de
décision. Elle inclut des formes de réappropriation active d'espaces communs.
Il ne suffit pas pour éviter des inégalités environnementales, que, dans les
objectifs des éco-quartiers, il y ait la mixité sociale, ou que la restauration
de quartiers défavorisés inclue un volet de restauration écologique. Comme
l'écrit Cyria Emelianoff, "la restauration des qualités environnementales
par les populations elles-mêmes est sans doute une des rares réponses
politiques existantes face aux inégalités environnementales." [50]
Elle fait allusion à la façon dont certaines communautés se sont organisées
pour restaurer des biens naturels communs.[51]
Les travaux d'Elinor Ostrom et de son équipe[52]
ont porté sur la façon dont des communautés (de pêcheurs notamment) géraient en
commun des ressources et en tiraient parti collectivement en installant des modes de gouvernance
adéquats. Ce qui fait les "communs" (pour transcrire l'anglais "commons") ce n'est pas la nature
des choses ou des espaces ainsi utilisés, mais le caractère collectif de leur
utilisation, et les règles qui
gouvernent cet usage collectif.
La question des communs renvoie aux modes de l'être ensemble plutôt qu'à une
qualité propre à ce qui est ainsi utilisé en commun.
C'est ce qui, nous semble-t-il, fait la différence entre les jardins
ouvriers de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et les jardins
partagés d'aujourd'hui. Dans l'esprit des promoteurs des jardins ouvriers, il
s'agissait de détourner les ouvriers des dangers représentés par la
fréquentation des débits de boisson : c'était un endroit où ils s'alcoolisaient,
mais également où ils rencontraient d'autres ouvriers, dans des associations
subversives. En leur faisant travailler leur jardin, on espérait les rendre
sobres, on leur donnait les moyens de nourrir leur famille, et on pouvait s'attendre
à ce qu'ils acquièrent la mentalité des
propriétaires de maisons individuelle avec jardin qu'ils n'avaient pas les
moyens de posséder. Les récits d'aujourd'hui de jardins partagés en font certes
ressortir les résultats matériels : l'agriculture
urbaine et ses avantages économiques, mais l'accent porte surtout sur le lien
social qui s'y établit : rencontres inattendues, mixité sociale dans des
espaces qui ne sont ni privés, ni publics, mais communs. Une autre façon de
vivre ensemble.
Comme l'a bien montré Elinor Ostrom, les zones de communs ne sont
nullement des zone de non droit : elles sont régies par des règles très
précises et diversifiées (règles opérationnelles, fixant l'accès et l'usage,
règles de "choix collectif" définissant le droit à participer à la
gestion du commun, règles constitutionnelles, pour modifier les règles
existantes[53]).
Elle n'insiste pas particulièrement sur la dimension égalitaire de ces règles.
La référence négative, par rapport à laquelle les communs d'aujourd'hui sont
définis, est celle des "enclosures", ce mouvement d'appropriation
privée de terres utilisées jusque là en commun qui, surtout en Angleterre entre
le XVIe et le XVIIIe, a été la base d'affirmation de la propriété individuelle
caractéristique du capitalisme. On peut dire que cela a conduit au
développement accéléré des inégalités socio-économiques, mais on peut dire
aussi que la référence en est l'individu propriétaire de lui-même, indépendant,
cet Homo aequalis que Louis Dumont
met au centre d'une "idéologie économique" placée sous le signe de
l'égalité[54].
Opposer les communs aux enclosures,
c'est lutter contre les inégalités, mais au nom d'un autre modèle d'égalité qui
n'est pas celui de "l'individualisme possessif"[55].
Les économistes ignorent les inégalités environnementales, les
écologistes les nient. Elles sont pourtant un des principaux obstacles à la
transition écologique. D'où l'importance qu'il y a à les connaître. L'approche
par les capabilités, empruntée à Amartya Sen, permet d'objectiver ce qui,
sinon, apparaît comme une poussière d'impressions subjectives. Mais il ne
suffit pas de connaître les inégalités, il faut aussi savoir à quel modèle
d'égalité les confronter pour les corriger. Or celui-ci n'est pas seulement à
rechercher du côté d'une réduction de l'échelle des revenus ou des patrimoines,
mais dans le développement des pratiques collectives et des usages communs.
[1] Thomas Piketty, Le Capital au
XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013.
[2] Ulrich Beck, La société du
risque. Sur la voie d'une autre modernité (1986), trad. fr. Paris, Aubier,
2001, p. 65.
[3] "S. O. S. Environnement. 2200 savants s'adressent aux trois
milliards et demi de Terriens", Courrier
de l'Unesco, juillet 1971 (XXIVe année), p. 4_5. Cet appel est consécutif à
un symposium international sur les destructions de l'environnement, réuni à
Tokyo, sous l'égide de l'Unesco, en 1970.
[4] Floran Augagneur et Jeanne Fagnani, Présentation du Dossier Thématique
Enjeux environnementaux, protection sociale et inégalités sociales, Revue française
des affaires sociales (RFAS), N° 1-2 Janvier-Juin, Paris, La Documentation
française, 2015, 8.
[5] Figueroa, Robert, and Mills,
Claudia (2005), « Environmental Justice » in A Companion to Environmental Philosophy, Jamieson, Dale (ed),
Blackwell, p. 426-438, p. 429.
[6] Bullard R., 1990, Dumping in Dixie, Race, Class and
Environmental Quality, Boulder, CO: Westview Press.
[7] Figueroa, Robert, and Mills, Claudia (2005), p. 429.
[8] Voir Eloi Laurent, Social-Ecologie,
Paris, Flammarion, 2011, p. 185.
[9] Sénat, séance sur le budget du ministère de la Qualité de la vie, 1er
décembre 1976, p. 3802, cité par Marie-Angèle Hermitte, "Edouard Bonnefous
et la biodiversité", in L'Environnement
et ses métamorphoses, sous la direction de Catherine Bréchignac, Gabriel de
Broglie et Mireille Delmas-Marty, Institut de France, Fondation Edouard
Bonnefous, Paris, Hermann, 2015, p. 102.
[10] Walker, Gordon, Environmental Justice, Concepts, Evidence
and Politics, London and New York, Routled ge, 2012.
[11] Theys, J. (2007), "Pourquoi les préoccupations sociales et
environnementales s'ignorent-elles mutuellement? Un essai d'interprétation à
partir du thème des inégalités écologiques", in Cornu, P., Bauler, T.,
Zaccaï, E., Environnement et inégalités
sociales, Bruxelles, éditions de l'Université de Bruxelles, p. 23-35.
[12] Eloi Laurent, Les inégalités
environnementales en France, dans ce volume.
[13] RFAS, p. 126.
[14] Le lien entre la violence de Katrina et le changement climatique
global, dont l'un des effets supposés est l'accentuation des phénomènes
météorologiques extrêmes, n'est pas établi et n'est pas seul en cause.
[15] Cyria Emelianoff, (2007), « La problématiques des inégalités
écologiques. Un nouveau paysage conceptuel », in Écologie et politique, Des
inégalités écologiques parmi les homme, 35/2007, p. 19-32..
[16] Gordon Walker, Kate Burningham, Flood risk, vulnerability and environmental
justice: Evidence and evaluation of inequality in a UK context, Critical
Social Policy , Vol. 31 (2), p. 216)-240.
[17] Eloi Laurent, Les inégalités
environnementales en France, Fondation de l'écologie politique, p. 7.
[18] Faburel, G., Gueymard S., Vécu
environnemental et qualité de vie en région Ile de France. Une approche
interdisciplinaire d'évaluation des disparités, rapport de recherche
PUCA-MEEDAT, Paris, 194p., 2008.
[19] Cécile Renouard, RFAS, p. 23
[20] Pape François, Loué sois-tu,
Encyclique, Paris, Bayard, Cerf, Mame, 2015, §139, p. 112.
[21] Guha
Ramachandra « Radical American
Environmentalism and Wilderness Preservation : A Third World Critique »
(1989); Descola, Philippe, 1998, Diversité biologique et
diversité culturelle, in Imagine
To-Morrow’s World, Fontainebleau Symposium, Keynote Presentations,
Fontainebleau 3-5 novembre 1998, IUCN, pp. 77-90
[22] Ranig Keucheyan, La nature est
un champ de bataille. Essai d'écologie politique, Paris, La Découverte,
2014, p. 17-74.
[23] Voir l'article de Cyria Emelianoff
[24] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L'événement anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
[25] Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque
technologique, Le Seuil, Paris, 2012.
[26] Jean-Baptiste Fressoz et
Dominique Pestre, « Risque et
société du risque depuis deux siècles », in Dominique Bourg,
Pierre-Benoît Joly et Alain Kaufmann (dir.),
Du risque à la menace. Penser la
catastrophe, colloque de Cerisy, PUF, Paris, 2013, p. 19-56.
[27] Voir Philippe Billet, "Les régulations imparfaites des injustices
environnementales : l'exemple des transferts internationaux de déchets",
in Justice et injustice environnementales,
Cyrille Harpet (ed), à paraître, L'Harmattan, 2016.
[28] cité par Philippe Roman, "Les inégalités sociales d'environnement
vues par l'économie", in Revue
Française des Affaires Sociales, op. cité, p. 104.
[29] cité par F. Ackerman et L.
Heinzerling "Pricing the priceless : Cost-Benefit Analysis and
Environmental Protection" Univ. of
Pennsylvania Law Review Vol 150 (2002), p. 1574.
[30] Laurent, Eloi (2011), p. 28.
[31] Mike Davies, Late Victorian Holocausts 2001, trad. fr. Génocides tropicaux, Paris, La Découverte,
2006.
[32] Joan Martinez Alier, L'écologisme
des pauvres, Une étude des conflits environnementaux dans le monde, trad.
fr., Paris, Les Petits Matins, 2014.
[33] Anil Agarwal et Sunita Narain, "Le réchauffement climatique
dans un monde inégalitaire. Un cas de colonialisme environnemental", in La pensée écologique. Une anthologie,
Dominique Bourg, Augustin Fragnière (ed.), Paris, PUF, 2014, p.
762.
[34] Éloi Laurent, Philippe Pochet, Pour
une transition sociale-écologique, Quelle solidarité face aux défis
environnementaux, Paris, Les Petits Matins, Institut Veblen, p. 16-18.
[35] Our Common Future, 1987.
[36] Marie Duru-Bellat, Pour une
planète équitable. L'urgence d'une justice globale, Paris, Seuil, 2014, p.
73.
[37] John Rawls, Paix et démocratie.
Le droit des peuples et la raison publique, trad. fr., Paris, La
Découverte, 2006, p. 139.
[38] John Rawls, La justice comme
équité (2001), trad. fr. Paris, La Découverte, 2003, section 13, p.
69-70, et Théorie de la justice (1971), trad. fr., Paris, Le Seuil, 1987, §§
11, p. 91..
[39] "A rising tide lifts all
the boats", Cité par Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable, op. cité, p. 28.
[40] Jean Gadrey, Adieu à la
croissance, Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Alternatives
économiques, les Petits matins, 3e édition, 2015.
[41] "primary goods"
expression parfois aussi traduite par "biens premiers"
[42] John Rawls, La justice comme
équité, op. cité, section 17, p. 89.
[43] John Rawls, Théorie de la
justice, op. cité, §11, p. 93.
[44] Amartya Sen, "L'évaluation de la justice", in Amartya Sen, Éthique et économie, trad. fr., Paris,
PUF, 1991, p. 221.
[45] Amartya Sen, "Quelle égalité?", in Éthique et économie, op. cité, p. 211.
[46] Par exemple Éloi Laurent et Philippe Pochet, Pour une transition social-écologique, op. cité, p. 23.
[47] Iris Marion Young,
« Justice and hazardous waste », The Applied
Turn in Contemporary Philosophy, Bowling
Green Studies in Applied Philosophy, n° 5, 1983, p. 171-183.
[48] "Principles
of Environmental Justice" in William Cronon (éd.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, London,
Norton & Compagny, 1992,
p. 307-309.
[50] Cyria Emelianoff, "Les inégalités écologiques et
environnementales, au point de rupture d'un modèle de développement",
Revue Urbia, 2011, p. 6.
[51] Cyria Emelianoff renvoie à Boyce
J., Narain S., Stanton E., 2007, Reclaiming
Nature. Environmental Justice and Ecological Restoration, Anthem Press,
London, New York, Dehli.
[52] Elinor Ostrom, Governing the Commons : the Evolution of Institutions for Collective
Action, Cambridge University Press,
1990.
[53] Voir la présentation qu'en fait Olivier Weistein, dans Benjamin Coriat
(ed.), Le retour des communs. La crise de
l'idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015, p. 69-86.
[54] Louis Dumont, Homo Aequalis,
Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
[55] expression empruntée au titre du livre de C. B. Macpherson, consacré
aux théories politiques et juridiques en Angleterre au XVIIe siècle, La théorie politique de l'individualisme
possessif de Hobbes à Locke (1962), trad. fr. Paris, Gallimard, 1977.
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