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UMA REFLEXÃO SOBRE O TEMPO QUE ESTAMOS A VIVER

  Por Galopim de Carvalho  Professor catedrático jubilado da Faculdade de Ciências da Universidade de Lisboa, Geologia e Sedimentologia. Foi...

quarta-feira, 27 de fevereiro de 2019

Les inégalités environnementales: Quelle égalité?




Catherine Larrère
Professeur émérite à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de philosophie morale et politique

Les inégalités environnementales existent elles? Elles sont largement ignorées par les économistes : la plupart des travaux consacrés aux inégalités ne prennent pas en compte leur dimension environnementale. On peut citer, de ce point de vue, le livre de Thomas Piketty qui a fait beaucoup pour attirer l'attention sur le développement des inégalités depuis la fin du siècle dernier, mais qui ne fait quasiment aucune allusion à l'environnement[1]. Du côté des écologistes, on  met plutôt l'accent sur les effets égalitaires des dégradations de l’environnement.  "La pénurie est hiérarchique, le smog est démocratique", écrivait Ulrich Beck, en 1986, dans La société du risque[2].  Il résumait ainsi ce qui faisait, selon lui,  la différence entre les sociétés de classe, structurées autour de l'opposition exclusive entre possédants et dépossédés, et la société du risque où ceux qui sont responsables de la menace y sont également exposés. La globalisation du danger unifierait les victimes dans une communauté de destin.

Cela signifie-t-il que, pour faire face à la catastrophe écologique, il faille faire fi des inégalités sociales et des différences d'intérêt qui en découlent? Il existe toute une tradition qui incline en ce sens. En 1971, dans son numéro de juillet, le Courrier de l'Unesco publiait l'appel de  Milan: "2200 savants" s'adressaient aux "trois milliards et demi de Terriens". Ils y présentaient toute la gravité d'une situation (détérioration de l'environnement, diminution des ressources naturelles, surpeuplement et faim, guerres) qui menaçait l'ensemble de la vie sur terre. La catastrophe, cependant, était évitable : il fallait "écarter ce qui nous divise" et qui compte moins que "le péril qui nous unit"[3].

Depuis cet appel, les politiques environnementales, qui visent à remédier aux dégradations écologiques, se sont multipliées. Toutes ces politiques, qui, parfois sont sectorielles,   n'en appellent pas toujours à l'unité de tous contre le péril commun. Mais, elles participent cependant du même esprit que l'appel de Milan car elles ne prennent guère en compte les conséquences sociales de leur application. Ce faisant, elles risquent d'accroitre les inégalités sociales. Pire, elles contribuent à entretenir l'idée que, loin d'être une préoccupation commune, le souci de l’environnement est une forme supplémentaire de la domination sociale : un luxe de riches qui ne se satisfait qu'au détriment des pauvres. Cela ne peut que faire obstacle à une politique efficace de lutte contre la dégradation de la situation écologique.

Ulrich Beck a défini la réflexivité environnementale comme la capacité qu'ont les sociétés d'aujourd'hui de faire un retour critique sur les conséquences nocives des développements économiques et industriels.  Or c’est justement cela qui est en question : sous l’apparence d’un front commun contre le risque, la société de classe ne se perpétue-t-elle pas? Etudier les inégalités environnementales, c'est d'abord mettre en cause l'égalisation prétendue par le risque : quelle que soit l'universalité de la menace, l'exposition aux risques est socialement différenciée : ce sont les catégories les plus défavorisées qui en souffrent le plus.  Mais c'est également attirer l'attention sur les effets sociaux des politiques environnementales. Car si on ne le fait pas, ces politiques n'apparaîtront pas comme une réponse aux dégradations écologiques, elles y contribueront.

Après avoir présenté quelques unes des difficultés  que rencontre la prise en considération des inégalités environnementales, tant du côté de l'analyse socio-économique que de l'étude écologique, nous verrons que ces difficultés ne renvoient pas seulement à la connaissance de ce qui est, mais à la détermination de ce qui pourrait être : au nom de quel modèle d'égalité peut-on s’employer à répondre aux inégalités environnementales?


I/ Des inégalités sociales aux inégalités environnementales

Sans doute, les dégradations écologiques sont-elles globales.  Nul n'y échappe.  Pour autant, "les effets sur la santé et le bien-être des dommages environnementaux ne sont pas équitablement répartis entre les groupes sociaux."[4]  On peut ainsi définir les inégalités environnementales, comme les inégalités d'exposition aux risques environnementaux, exposition qui est  jugée "disproportionnée" quand certains groupes sociaux ou certaines catégories sociales en souffrent plus que d'autres, de façon significative.

La question des inégalités environnementales a été soulevée à l'occasion des mouvements dits de "justice environnementale" qui se sont développés aux Etats Unis dans les années 1980. Il s'est agi de mobilisations locales autour de problèmes liés à la pollution : habitations construites sur des sites pollués, dépôts de déchets toxiques dans certains voisinages, riverains se mobilisant contre la construction d'incinérateurs à déchets. Parmi ces mouvements, la lutte de la communauté d’Afton dans le comté de Warren en Caroline du Nord qui s’est  mobilisée dans des actions de désobéissance civile contre les dangers représentés par des sols surchargés en pyralène (PCB), a joué un rôle déclencheur. Le comté de Warren était particulièrement frappé par la pauvreté et le chômage et  la population d’Afton était à 84% Afro-Américaine[5];  le même schéma de risques environnementaux frappant prioritairement des populations défavorisées socialement et ethniquement se retrouve dans les autres situations du mouvement de justice environnementale. Fortement structurés par cette dimension ethnique, qui  a conduit à parler de "racisme environnemental"[6], les mouvements de justice environnementale apparaissent portés par la lutte politique pour les droits civiques qui a réuni les populations afro-américaines dans les années 1970. En conséquence de ces mouvements, de nombreuses études des inégalités environnementales ont été menées, aussi bien par des ONG que par des instances gouvernementales. Un "Sommet des Peuples de couleur" s'est réuni à Washington DC, en 1991, et a adopté des Principes de justice environnementale[7]. Cela a contraint l'action politique : en février 1994, Bill Clinton a signé l'executive order 12898 faisant de la justice environnementale un objectif affiché des politiques publiques au niveau fédéral.

Est-ce parce que cette polarisation ethnique ne se retrouve pas aussi nettement en Europe que les inégalités environnementales ne mobilisent guère les mouvements sociaux, pas plus qu'ils ne retiennent l'attention des analystes? On considère généralement que, en ce qui concerne l'étude des inégalités environnementales, l'Europe est très en retard sur l'Amérique du Nord[8]. Sans doute, dès 1976, le ministre de la Qualité de la vie, Vincent Ansquer, avait-il, en présentant son budget au Sénat, attiré l'attention sur la gravité des "inégalités devant le cadre de vie". Il citait même le Président de la République d'alors, Valéry Giscard d'Estaing, à l'appui de ses dires : "Il y a en effet, une inégalité écologique parfois encore plus forte que l'inégalité économique. Une inégalité face à la qualité du cadre de vie et de l'habitat, qui, souvent, se conjugue avec l'inégalité économique et qui, hélas! l'aggrave."[9] Mais, si l'alerte fut précoce, elle ne semble guère avoir été suivie d'effets. Les études sur les inégalités environnementales faites en Europe datent des années 2000, dans la foulée des travaux menés en Amérique du Nord. Ceux-ci ont traversé l'Atlantique et sont arrivés sur le continent en passant par le Royaume Uni, où, dans les années 2006-2007, toute une série de rapports est élaborée[10] . Sur le continent, le retard dans la connaissance des inégalités environnementales témoigne de la difficulté qu'il y a à relier l'environnemental et le social.[11]

Les mouvements américains de justice environnementale ont attiré l'attention sur les pollutions, et c'est l'inégale exposition aux polluants qui est devenu l'archétype des inégalités environnementales. Encore faut-il différencier celles-ci, si l'on veut les étudier sérieusement. Éloi Laurent distingue entre pollutions de l'air et pollutions du milieu[12].  Les pollutions, notamment chimiques, du milieu sont plus nettement sectorisées. On les trouve surtout dans les régions où sont implantées des activités hautement polluantes, industrielles ou agricoles, ou qui en ont accueilli : les friches industrielles sont très souvent des sites contaminés qui devraient être inconstructibles. Ce type de pollutions, nettement localisées, provoque les mobilisations, comme aux États Unis. Les pollutions de l'air tendent à se diffuser très largement, ce qui ne veut pas toujours dire que cela se fasse également : dans les villes, notamment, se trouver à proximité de voies à forte densité de trafic automobile, c'est être beaucoup plus exposé à la pollution atmosphérique que dans des quartiers plus tranquilles.

Aux pollutions, Éloi Laurent ajoute une autre "facette" des inégalités environnementales, qui concerne l'accès[13]. L'inégalité d'accès aux ressources concerne d'abord les ressources vitales : l'eau potable, un air non pollué, des sources d'énergie, comme le bois de chauffage, ne sont pas accessibles à une part grandissante des populations humaines. La crise environnementale diminue ces ressources ou les dégrade, et les transformations sociales du milieu naturel ont également des répercussions sur l'accès aux ressources : la révolution verte, dans les pays du Sud, en réaffectant des terres, a rendu l'accès à l'eau ou la collecte du bois de chauffage, activités généralement accomplies par les femmes, plus difficile. Mais dans l'accès aux ressources, on peut aussi tenir compte de l'accès à ce que l'on appelle les aménités environnementales : espaces verts de détente ou de repos, bords de rivière ou de mer.

Mais, pour bien définir les inégalités environnementales, il faut les rapporter aux risques. Ce n'est pas seulement l'extériorité du danger qui est en jeu, mais la façon dont on peut y réagir : le risque prend en compte la vulnérabilité et la résilience.  À danger égal, les plus pauvres, les plus défavorisés sont plus exposés : il sont plus fragiles, ils ont moins de solutions de rechange, ils ont plus de difficulté à se reconstruire. L'ouragan Katrina, qui, à la fin du mois d'août 2005, a frappé La Nouvelle Orléans et sa région, entraînant des dommages considérables, tant humains que matériels, est un exemple de cette inégalité dans l'exposition aux risques. Si l'ouragan a, globalement, révélé la fragilité des sociétés industrielles, même hyper-développées, devant des risques naturels qu'elles  sont impuissantes à prévenir ou à enrayer, et dont on peut même soupçonner qu'elles les aggravent[14], il a aussi frappé très inégalement les habitants. Les populations les plus touchées ont été les populations les plus pauvres, généralement des gens de couleur, qui habitaient les zones les plus gravement submergées, et qui n'avaient pas, faute de voitures personnelles, les moyens de les évacuer. Ce sont également ces populations qui ont mis le plus longtemps à retrouver des conditions de vie normales, quand cela a été possible. Les différentes inégalités se cumulent et se renforcent les unes les autres : la vulnérabilité des plus démunis ne résulte pas seulement de leur localisation matérielle mais aussi de ce qu'ils ont moins de possibilités de s'opposer au danger ou que celui-ci les frappera plus violemment du fait d'une moindre résistance physique. Le risque environnemental est relatif non seulement à la probabilité objective d'un événement mais aussi à la vulnérabilité ou à la résilience de ceux qui y sont exposés,  vulnérabilité et résilience qui s'expliquent par des facteurs sociaux.

Pour appréhender les inégalités environnementales, il ne faut donc pas traiter séparément ce qui relève de la nature et ce qui relève de la société. Les inégalités environnementales ne résultent pas d'un déterminisme naturel qui affecterait une population humaine réputée homogène. On ne peut pas non plus considérer que ces inégalités seraient celles des moyens - économiques et sociaux - que les humains (individuellement ou en groupes) peuvent consacrer à la lutte contre le destin commun des dégradations environnementales. Il y a une constante interaction entre situation sociale et environnementale. Aussi, lorsque l'on parle d'inégalités, ne peut-on se référer aux seules   inégalités dans la façon dont les populations humaines sont affectées par la situation environnementale dans laquelle elles se trouvent. Il faut aussi prendre en considération l'inégale contribution des humains à la dégradation actuelle de la situation. Tous les habitants de la Terre n'ont pas participé également au changement climatique en cours.  Le principe de "responsabilités communes mais différenciées" qui a été adopté dès la Déclaration de Rio en 1992, pour traiter des questions de justice climatique, ne renvoie pas seulement à l'équité de la distribution des charges de la lutte contre le changement climatique mais fait aussi référence à la question de la responsabilité historique des différents pays dans ce changement, en raison de l'inégalité de leurs émissions de gaz à effet de serre. C'est pour tenir compte de cette différence entre la façon dont nous sommes affectés par l'environnement, et la façon dont nous participons à sa dégradation, que Cyria Emelianoff propose de parler dans le premier cas d'inégalités environnementales (dont on est victime) et, dans le deuxième, d'inégalités écologiques (qui ont des auteurs)[15].  Mais, comme l'on peut être à la fois auteur et victime, cela peut justifier que l'on continue à parler, de façon générale, d'inégalités environnementales, tout en faisant, si nécessaire, la distinction  entre ceux qui subissent et ceux qui agissent.

Les inégalités environnementales ne constituent donc pas une variété distincte d'inégalités (d'origine naturelle), elles représentent plutôt la dimension environnementale des inégalités sociales. Cependant il n’y a pas de déterminisme univoque : il s'agit d'aspects multidimensionnels qui ne s'agrègent pas toujours, mais peuvent se contrebalancer, si bien que toutes les inégalités environnementales ne recoupent pas, ni nécessairement, ni exactement, des inégalités sociales. C'est ce qu'a montré notamment Gordon Walker dans une étude, menée au Royaume Uni, sur les inégalités devant les risques d'inondation. La carte des inégalités environnementales et celle des inégalités socio-économiques (de revenu et de richesse) ne coïncident pas quand il s'agit de l' exposition aux risques d'inondation, les riches propriétés des bords de la Tamise étant plus menacées que des zones de l'intérieur des terres, où habitent des populations beaucoup moins riches[16].  C'est ce qui le conduit à dire que toutes les inégalités environnementales ne sont pas des injustices. Pourtant, de façon générale, les inégalités environnementales viennent renforcer les inégalités sociales, qui, elles-mêmes attirent les inégalités environnementales : Katrina n'est pas une exception, mais la situation la plus fréquente et la plus caractéristique. Si les zones les plus polluées ou les plus exposées aux risques sont habitées par les populations les plus défavorisées, ce n'est pas seulement parce que le logement y est moins cher, c'est aussi parce que c'est dans les quartiers habités par des populations défavorisées que l'on implante des activités polluantes ou à risque : "pour un pour cent de population d'origine étrangère en plus, une commune voit augmenter de près de 30% la probabilité de voir s'installer sur son territoire un incinérateur" explique Éloi Laurent[17]. Les zones de relégation sociale sont aussi des zones de relégation environnementale.

S'intéresser aux inégalités environnementales, ce n'est pas abandonner le terrain de l'analyse sociale, c'est le complexifier. On se met à aborder des aspects nouveaux, ou un peu négligés, de l'étude socio économique des inégalités : on met l'accent sur le rapport entre santé et environnement (plutôt que sur l'emploi), sur la qualité de vie (plutôt que sur le niveau de revenu ou sur les richesses). Ces dimensions ne sont pas aussi aisément quantifiables que celles qu'appréhendent les analyses socio-économiques traditionnelles. Non seulement on passe du quantitatif au qualitatif, mais aussi de l'objectif au subjectif. Cela a été montré pour le bruit autour des aéroports : les nuisances ne s'appréhendent pas seulement à partir de mesures physiques des décibels, elles renvoient à des modes de vie, à des projets sociaux, à la façon de les appréhender[18].  Ce n'est que sur le fonds d'un contexte social qu'elles peuvent être caractérisées et comprises.

Morcelées dans une multiplicité de façons de vivre, de ressentir des situations toutes différentes, les inégalités environnementales tendent  à se relativiser. On en vient à penser qu'elles sont trop diffuses pour être vraiment mobilisatrices. Ce qui a fait le succès des mouvements américains de justice environnementale, c'est leur forte politisation (dans le sillage de la lutte pour les droits civiques) et le fait qu'elles se focalisaient sur des pollutions bien repérables. Mais à mesure que l'on élargit l'enquête pour tenir compte de toutes les "facettes" des inégalités, on perd en précision et en objectivation. Les inégalités environnementales semblent renvoyer à une phénoménologie du monde vécu, plus riche en descriptions subjectives qu'en données percutantes.

Mais cela justifie-t-il qu'on se désintéresse de ces questions?  Négliger la dimension environnementale des inégalités sociales, c'est désincarner notre vision du social, la priver de ce qui en fait la réalité. Comme le dit Cécile Renouard, "les questions sociales sont indissociables de l'inscription de l'être humain dans un milieu"[19] . Si les inégalités environnementales paraissent plus complexes, moins facilement catégorisables que les inégalités socio-économiques, ce n'est pas parce qu'il s'agit d'une poussière de vécus personnels, c'est parce tenir compte des inégalités environnementale, c'est rencontrer la complexité du réel, celle d'une situation.  Aussi l'environnement ne s'appréhende-t-il pas seulement à l'aide de données objectives, il relève de l'étude du monde vécu.

Si l'analyse socio-économique semble avoir quelques difficultés à intégrer les dimensions environnementales, ne faut-il pas se tourner vers les approches écologiques pour comprendre ce que la situation environnementale a à la fois de global et de différencié?

II/ Réflexivité environnementale et conflictualité sociale

Que les plus pauvres et les plus faibles soient beaucoup plus frappés que les plus riches par les effets des dégradations environnementales : voila qui établit l'existence des inégalités environnementales. Cela fait -ou devrait faire- de leur réduction un objectif des politiques sociales. C'est bien ce que reconnait l'encyclique du Pape François. Il n'y a pas lieu de séparer l'environnemental et le social  : "Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. Il n'y a pas deux crises séparées, l'une environnementale, l'autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale."[20] Mais il est difficile d'articuler le social et l'environnemental.  À la faible sensibilité environnementale des analyses socio-économiques, correspond la faible sensibilité sociale des politiques écologiques.

Ceux qui se préoccupent de la situation écologique, sont en effet portés soit à en privilégier les effets égalitaires -et à sous-estimer l'importance de l'aspect socialement différencié des effets des dégradations écologiques-, soit à négliger -ou à ne pas suffisamment anticiper- les effets socialement inégaux des politiques environnementales qui visent à protéger l'environnement ou à en restaurer les dégradations.  C'est en tout cas ce qu'on leur reproche.

L'accusation a été portée à l'égard des politiques de protection de la nature, qu'il s'agisse, dès la fin du XIXe siècle, des parcs nationaux américains, qui n'ont été créés qu'en en chassant les populations -principalement amérindiennes- qui s'y trouvaient, ou des essais de protection de la faune sauvage menées, entre les deux guerres, par les puissances européennes dans leurs colonies africaines et imposées autoritairement aux populations locales. La décolonisation n'a pas mis fin à cette situation : on a pu montrer que l'exportation, dans les pays non occidentaux, et particulièrement dans le sous continent indien, de politiques de préservation d'une nature sauvage, à l'américaine (wilderness), contribuait surtout à procurer des espaces de loisir à des touristes fortunés[21]. On a donc pu parler, à propos de ces politiques, de racisme environnemental[22]. Il n'y aurait pas, du point de vue de leurs effets sociaux, de différence entre les activités polluantes dont les retombées frappent de façon disproportionnée les moins favorisés et les effets sociaux de politiques de protection de la nature qui profitent d'abord aux riches, à ceux qui désirent, et peuvent, jouir d'une nature aussi peu dégradée que possible.

On considère souvent que beaucoup de politiques urbaines, soucieuses d'aménagement et de durabilité écologique, ne prennent pas en compte la diversité et l'inégalité sociale de ceux à qui elles s'appliquent. C'est le reproche fait aux éco-quartiers, qui intègrent les contraintes écologiques. : ils seraient le plus souvent destinés à des populations aisées. Cela peut être la conséquence involontaire de politiques insuffisamment attentives à leurs effets sociaux, mais cela peut aussi s'expliquer par la recherche intentionnelle des aménités environnementales, par des groupes sociaux favorisés. Un environnement sain et plaisant, comme tel, est une ressource d'autant plus enviée qu'elle devient rare. Dans la société du risque et de l'accélération, on cherche le calme, le repos dans la nature... Les inégalités environnementales ne se creusent pas seulement par le bas (relégation environnementale des plus pauvres), mais aussi par le haut (accès de plus en réservé à un environnement préservé) [23]

C'est également la fiscalité écologique qui est accusée d'être socialement régressive, c'est-à-dire, à l'inverse de ce que vise un impôt progressif sur le revenu, de peser proportionnellement plus sur les plus pauvres. Il en serait ainsi d'une taxe carbone sur les carburants qui frapperait plus lourdement des populations défavorisées rejetées à la périphérie des grandes villes, obligés à de longs transports avec des voitures anciennes ou mal entretenues et qui consomment beaucoup. Des remarques semblables peuvent être faites à propos des logements mal isolés, des frais de chauffage augmentés qui mettent les familles défavorisées en situation de précarité énergétique.

Ces exemples montrent que l'environnement n'est pas une question socialement neutre. La protection de la nature ne reste pas extérieure à la société : la façon dont elle est menée a des effets sociaux, qui doivent être étudiés. Le souci écologique est lui-même socialement situé, et il n'est pas toujours orienté par la recherche du bien commun.  Ce n'est pas seulement le sursaut tardif d'une société qui fait un retour critique d'ensemble sur elle-même, comme une certaine bonne conscience écologique voudrait le croire. Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, l'ont bien montré : on n'a pas attendu la fin du XXe siècle pour faire preuve de réflexivité environnementale[24]. L'attention aux conséquences environnementales des activités productives a accompagné, et, d'une certaine façon, favorisé l'essor industriel du XIXe siècle[25]. Que le capitalisme ait utilisé, à son profit, la réflexivité environnementale, n'implique pas qu'il en ait la parfaite maîtrise. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la perception des risques s'est  globalisée[26], ce qui s'est marqué par une prise de conscience commune, à différents niveaux, de l'international au régional et au local en passant par le national, de la nécessité des politiques de prévention et de précaution.  C’est cette prise de conscience qui a conduit aussi bien à la formation, dans les années 1970, de ministères de l'environnement qu'à la tenue de conférences mondiales, comme le sommet de Rio en 1992, ou les conférences  annuelles (COP), depuis lors, sur le climat.

Mais cette conscience commune et globale, acceptée par les gouvernements, de l'urgence écologique, n'aboutit nullement à l'unanimité souhaitée par l'appel de Milan, qui voudrait que l'humanité, enfin unifiée, mette de côté ses mesquines différences. Celles-ci sont toujours présentes et actives. La réflexivité environnementale ne met pas fin à la conflictualité sociale, les plus forts cherchent toujours à tourner la situation à leur profit. Cela se marque particulièrement dans ce qu'on appelle le dumping écologique ou environnemental, par lequel les pays du Nord transfèrent vers le Sud leurs activités polluantes et leurs déchets, ce qui crée une "géographie détritique" particulièrement inégalitaire[27]. Sans doute, de telles pratiques sont-elles interdites : la Convention de Bâle, du 22 mars 1989, entrée en vigueur en 1992, enjoint aux pays européens de traiter les déchets où ils ont été produits et interdit les mouvements transfrontaliers. Mais cette convention ne vaut que pour les pays européens, et, même là, les règlements sont facilement tournés. Cette logique d'externalisation des déchets et des activités polluantes est d'autant plus prégnante que la rationalité économique en a été déclarée "impeccable". Dans un mémorandum de 1991 -devenu scandaleusement fameux-, Lawrence Summers, alors économiste en chef de la Banque mondiale, expliquait à ses collègues que la délocalisation d'industries polluantes vers les pays les plus pauvres était rendue souhaitable par le fait que les revenus, donc la valeur donnée à la vie, y étaient plus bas. Les pays pauvres étant le lieu où le coût de la pollution, ainsi définie par les revenus qu'elle sacrifie, était le plus faible, ils pouvaient être considérés comme "sous-pollués" et on pouvait y transférer les activités polluantes[28].

À ces affirmations, Jose Lutzenburger, alors secrétaire de l'Environnement pour le Brésil, rétorquait que cette logique économique était "complètement démente" ("totally insane")[29]. C'est en tout cas l'exemple qu'une évaluation économique qui se réduit au calcul coûts/avantages ignore aussi bien l'environnemental (qui ne se réduit pas à un coût qu'il faudrait affecter le plus efficacement possible) que le social (la valeur d'une vie ne se mesure pas uniquement par le revenu), et, par là-même, lie l'environnemental et le social : ce dumping environnemental est indissociablement une atteinte aux habitants des pays du Sud et à leur milieu de vie.  Ce qu'Eloi Laurent appelle la « capacité des riches à imposer les coûts de leurs comportements environnementaux aux plus pauvres » [30] est une constante des rapports entre riches et pauvres que ce soit à l'intérieur d'un même pays, ou entre les pays. Mike Davis a montré, dans Génocides tropicaux, comment, au XIXe siècle, l'exploitation britannique en Inde avait poussé les populations à la famine tout en étant à l'origine de la dégradation écologique de ce pays[31]. Ces procédés se sont poursuivis après la décolonisation et constituent ce que Joan Martinez Alier appelle "l'environnementalisme des pauvres."[32]

C'est le même transfert de la charge environnementale vers les pauvres qui conduit à faire de la surpopulation la cause principale des dérèglements écologiques, attribuée à la démographie galopante des pays les plus pauvres, sans tenir aucunement compte de l'empreinte écologique très inégale des plus riches et des plus pauvres. Même attitude également dans une interprétation de la justice climatique qui tourne à l'avantage des pays du Nord, dont la responsabilité historique dans le changement climatique est niée. En 1991, Anil Agarwal, fondateur d'une des premières ONG indiennes pour l'étude des relations entre environnement et développement, et Sunita Narain, environnementaliste et militante politique indienne, mettaient en cause une étude d'un groupe de recherche privé à Washington, le WRI (World Research Institute) qui tendait à établir, sur des données chiffrées, la responsabilité de pays comme l'Inde dans la déstabilisation du climat. Ils accusaient cette étude de perpétuer l'inégalité mondiale dans l'utilisation de l'environnement de la Terre et de ses ressources et y voyaient un "excellent exemple de colonialisme environnemental".[33] 

On voit ainsi que la relation entre inégalités sociales et dégradations écologiques s'établit dans les deux sens. D'une part, la détérioration de la situation environnementale, dont les impacts sont très inégalement ressentis, renforce les inégalités sociales et en accentue la dimension environnementale. D'autre part, les inégalités sociales accentuent les dégradations écologiques et sont un obstacle à la transition écologique[34]. Ce n'est pas seulement la pauvreté qui met en danger l'environnement (ce sur quoi le rapport Brundtland[35] a attiré l'attention), c'est aussi l'existence même d'une échelle d'inégalités qui entretient des mécanismes d'estime comparative, d'où résulte une course à la consommation distinctive. Celle-ci est nuisible pour la planète, parce qu'elle pousse à la productivité, qu'elle est consommatrice de ressources et productrice de déchets, et qu’elle finit obligatoirement par rencontrer des limites écologiques. On se trouve ainsi dans la situation présentée dans un rapport de l'Oxfam (2 décembre 2015) : "la moitié la plus pauvre de la population mondiale est responsable de seulement 10% des émissions de CO2 mondiales alors qu'elle vit, en grande majorité, dans les pays les plus vulnérables au changement climatique. Parallèlement, environ 50% des émissions mondiales sont imputables aux 10% des habitants de la planète les plus riches."

En même temps, plus se creuse l'écart  entre les pauvres et les riches et plus ceux-ci sont capables de faire payer les pollutions à ceux qui les subissent en transférant vers les plus pauvres les activités polluantes. Dans une situation moins inégalitaire, il serait possible d'obliger les plus riches à traiter leurs pollutions au lieu de les déplacer[36]. Mais cela supposerait une démocratie effective.  Or les inégalités affaiblissent les démocraties, car elles compromettent la qualité des échanges et du débat public, ébranlent la légitimité perçue du pouvoir en place, érodent la confiance dans les institutions. Dans une situation où les plus riches profitent ouvertement de la situation, y compris environnementale, les plus défavorisés sont  d'autant moins sensibles aux dégradations environnementales que rien ne leur garantit que les effets inégalitaires des politiques écologiques seront compensés. Pays, groupes sociaux ou individus seront d'autant plus décidés à participer à une action commune qu’ils jugeront la répartition des tâches équitable, et que des mesures seront prises pour réduire les inégalités environnementales et faire en sorte que ce ne soit pas les plus démunis et les plus vulnérables qui subissent les impacts les plus graves.

Le changement climatique n'est pas  démocratique : bien loin d'égaliser les humains devant le danger commun, il accentue les inégalités sociales. Une politique climatique qui ignorerait ces effets sociaux s'exposerait à être à la fois injuste et inefficace. La réflexivité environnementale ne fait pas disparaître la conflictualité d'une situation marquée par les inégalités. Cette conflictualité affecte les politiques écologiques et en compromet les résultats. Cela signifie-t-il que, pour répondre aux impératifs de justice et lutter efficacement contre les détériorations environnementales, il faille réduire les inégalités, viser l'égalité? Ce n'est pas que le destin imposé à l'humanité nous rendent plus égaux, c'est que nous devons nous rendre plus égaux -ou moins inégaux- pour y faire face. Mais de quelle égalité parle-t-on?




III/ Quelle égalité pour la transition écologique?

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, adoptée par l'Assemblée nationale en août 1789, affirme, dans son article 1, que "tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits", mais, dans l'énumération de l'article 2 : "ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression", l'égalité ne figure pas. On peut voir là la promotion de l'égalité, comme égale liberté de tous (nul ne peut avoir de droits que d'autres n'aient pas) et le rejet de l'égalitarisme (qui rendrait tous les hommes identiques). C'est ce à quoi correspond la distinction libérale entre l'égalité des chances, ou égalité d'accès (chacun est placé sur la même ligne de départ) et l'égalité des résultats, où chacun obtiendrait une part égale, alors que la conception libérale, qui s'en tient à l'égalité des chances, considère qu'il est juste d'accepter la différence des résultats et que la distribution finale soit déterminée par les talents de chacun. Une telle conception ne dénonce donc pas, par principe, les inégalités : celles-ci, pour Rawls, "ne sont pas nécessairement injustes"[37]. Elles peuvent même être avantageuses, comme le présuppose le principe de différence, formulé dans la Théorie de la justice, qui récapitule  les deux conditions qui rendent les inégalités supportables : qu'elles satisfassent à l'égalité des chances (c'est-à-dire que "les inégalités soient attachées à des positions et à des positions ouvertes à tous") et qu'elles "procurent le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société"[38].

Cette vision libérale de l'égalité est un argument pour la poursuite indéfinie de la croissance : elle finira, comme la marée montante, par "soulever tous les bateaux"[39], comme disait Kennedy dans un discours de 1963, les plus riches entraineront les plus pauvres dans  une amélioration continue de la situation de tous, l'échelle des inégalités se transportant vers le haut. Mais outre que l'échelle des inégalités, autant et plus que la pauvreté, est un facteur de dégradation environnementale, ce transfert vers le haut d'une différenciation continue n'a rien d'assuré : la situation actuelle, d'aggravation des inégalités, montrerait plutôt une accentuation des écarts entre riches et pauvres, telle que les riches s'enrichissent sans que la situation des pauvres ne s'améliore, alors que les positions des classes moyennes s'érodent. À cela s'ajoute que la situation écologique met en cause la possibilité d'une croissance infinie dans un monde fini[40].

L'idée, que la croissance permet d'augmenter la part des pauvres sans que les riches aient à diminuer la leur, est difficile à soutenir dans la situation économique, environnementale et sociale actuelle.  Cela ne signifie pas qu'il faille défendre une distribution à parts égales : un tel égalitarisme, possible peut-être dans de petits groupes, avec un fort contrôle du collectif sur ses membres, est difficile sinon impossible à réaliser à de plus grandes échelles et tenter d'y parvenir entrainerait beaucoup de contraintes autoritaires. Les arguments libéraux de critique de l'égalitarisme ne sont pas tous à rejeter. Cela implique plutôt de réfléchir sur l'égalité : qu'est-ce qui peut satisfaire l'exigence axiologique d'égalité, associée à la justice, sans conduire à un égalitarisme réducteur et autoritaire?

Plutôt que de rechercher une égalisation des résultats, ou des parts, il importe de s'interroger sur la façon dont se fait l'évaluation des inégalités. Qu'est-ce qu'être défavorisé? Pour répondre à cette question, John Rawls introduit la notion de "biens primaires"[41], qui "sont les choses dont les citoyens considérés comme des personnes libres et égales vivant une existence complète ont besoin"[42], ces biens consistant dans "les droits, les libertés et les possibilités offertes à l'individu, les revenus et la richesse et les bases sociales du respect de soi-même"[43]. Dans une situation politique, où chacun est considéré comme un citoyen, comme une personne libre et égale, on a donc, dans la liste de ces biens, le référent par rapport auquel mesurer la situation (favorisée ou défavorisée) des différentes personnes. C'est ce qu'Amartya Sen critique. Ces biens primaires, objecte-t-il, ne sont que les moyens d'une fin, qui est la vie telle qu'on veut la mener. Ce qu'il faut comparer, donc, ce ne sont pas les moyens que sont les biens primaires, mais la possibilité de transformer ces biens en capacités effectives -ou capabilités- de mener la vie qu'on cherche, or les individus diffèrent de façon importante en ce qui concerne ces capabilités : Sen fait ainsi état d'un certain nombre de "caractéristiques -âge, handicap, mauvais état de santé, etc.- qui rendent plus difficile la conversion des biens primaires en capabilités de base, telles que la capacité de se déplacer, de mener une vie saine, de prendre part à la vie de la collectivité."[44]  La comparaison des biens primaires ne suffit donc pas pour évaluer la justice et l'égalité, il faut également se référer à "l'égalité des capabilités de base."[45]

Or, il ne fait pas de doute que cette approche par les capabilités n'est pas utile seulement pour tenir compte des caractéristiques propres à chacun (santé, handicap physique ou social...) mais également de sa situation environnementale, de son milieu de vie : celui-ci en effet affecte considérablement ce que Amartya Sen désigne comme les capabilités de base. On comprend  que quelques rares économistes, soucieux de lier l'environnemental et le social, adoptent l'approche par les capabilités[46]. Cela doit permettre d'appréhender la dimension environnementale des inégalités socio-économiques. L'analyse socio-économique en termes de bien-être ou de revenu y trouve sa limite : les données environnementales semblent impossible à quantifier ou à objectiver, elles se dissipent en vécus subjectifs. Prendre en compte les capabilités, c'est étudier l'insertion des individus dans un milieu de vie et la façon dont cette insertion affecte leurs opportunités de choix et leurs capacités de réalisation. Mais cela doit également permettre d'appréhender les effets d'une politique écologique en voyant comment elle risque d'affecter les capabilités de base. L'approche par les capabilités doit donc fournir les éléments de comparaison dont toute étude des inégalités a besoin.

Ce qui permet également d'éviter la dissolution du vécu environnemental en une poussière d'impressions subjectives, c'est sa dimension collective. L'environnement n'est pas un attribut individuel, c'est un milieu partagé. Sans doute peut-on, à partir de l'approche par les capabilités, définir un droit individuel à un environnement sain. Mais il ne s'agit pas d'un pouvoir que l'on transporte avec soi, comme la liberté, et ce n'est pas non plus une revendication que l'on peut faire individuellement, elle doit être portée collectivement par ceux qui partagent le même milieu de vie.  L'environnement, ce monde vécu, est un monde commun. C'est ce qui ressort des mobilisations de justice environnementale qui défendent non des acquis individuels, mais une vie commune, partagée, dans l'environnement qui la rend possible. Les revendications d'égalité ne sont pas liées à des questions de distribution, mais de participation. Comme l'avait montré la philosophe Iris Marion Young, dès le début de ces mouvements, ceux-ci ne visaient pas une meilleure répartition des risques, mais la participation à la décision : c'est sans leur consentement, sans qu'ils aient eu la possibilité de s'y opposer que les décisions ayant conduit à la situation dans laquelle ils se trouvaient avaient été prises[47]. Les Principes de justice environnementale énoncés par le Sommet des Peuples de couleur, réuni à Washington, en 1992, affirme ainsi dans son article 7, "le droit de participer, en tant que partenaires égaux, à chacun des niveaux de décision qu'il s'agisse de l'évaluation des projets, de leur planification, réalisation, et de l'évaluation des résultats."  Cela intervient avant l'énoncé d'un droit à des compensations pour les dommages (article 9), ou à un accès équitable aux espaces restaurés (article 12)[48]. La justice participative a priorité sur la justice distributive.

Il s'agit donc, pour ceux qui réclament la justice environnementale, d'être en capacité effective de décider. Lorsque les rédacteurs des Principes de justice environnementale refusent , à l'article 8, "d'être forcé de choisir entre le chômage et un environnement pollué", et affirment "le droit, pour ceux qui travaillent chez eux, d'être à l'abri des risques environnementaux"[49], ils refusent d'être les éléments d'un calcul coûts/avantages du type de celui que faisait Lawrence Summers, qui conclut à la rationalité de transférer les risques environnementaux aux plus pauvres. Ils demandent de ne pas être contraints par un chantage, mais d'avoir effectivement la possibilité de mener la vie à laquelle ils ont droit.

La participation ne se limite donc pas à l'accès aux instances de décision. Elle inclut des formes de réappropriation active d'espaces communs. Il ne suffit pas pour éviter des inégalités environnementales, que, dans les objectifs des éco-quartiers, il y ait la mixité sociale, ou que la restauration de quartiers défavorisés inclue un volet de restauration écologique. Comme l'écrit Cyria Emelianoff, "la restauration des qualités environnementales par les populations elles-mêmes est sans doute une des rares réponses politiques existantes face aux inégalités environnementales." [50] Elle fait allusion à la façon dont certaines communautés se sont organisées pour restaurer des biens naturels communs.[51]

Les travaux d'Elinor Ostrom et de son équipe[52] ont porté sur la façon dont des communautés (de pêcheurs notamment) géraient en commun des ressources et en tiraient parti collectivement  en installant des modes de gouvernance adéquats. Ce qui fait les "communs" (pour transcrire l'anglais "commons") ce n'est pas la nature des choses ou des espaces ainsi utilisés, mais le caractère collectif de leur utilisation, et les règles qui  gouvernent  cet usage collectif. La question des communs renvoie aux modes de l'être ensemble plutôt qu'à une qualité propre à ce qui est ainsi utilisé en commun.

C'est ce qui, nous semble-t-il, fait la différence entre les jardins ouvriers de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et les jardins partagés d'aujourd'hui. Dans l'esprit des promoteurs des jardins ouvriers, il s'agissait de détourner les ouvriers des dangers représentés par la fréquentation des débits de boisson : c'était un endroit où ils s'alcoolisaient, mais également où ils rencontraient d'autres ouvriers, dans des associations subversives. En leur faisant travailler leur jardin, on espérait les rendre sobres, on leur donnait les moyens de nourrir leur famille, et on pouvait s'attendre à ce qu'ils  acquièrent la mentalité des propriétaires de maisons individuelle avec jardin qu'ils n'avaient pas les moyens de posséder. Les récits d'aujourd'hui de jardins partagés en font certes ressortir  les résultats matériels : l'agriculture urbaine et ses avantages économiques, mais l'accent porte surtout sur le lien social qui s'y établit : rencontres inattendues, mixité sociale dans des espaces qui ne sont ni privés, ni publics, mais communs. Une autre façon de vivre ensemble.

Comme l'a bien montré Elinor Ostrom, les zones de communs ne sont nullement des zone de non droit : elles sont régies par des règles très précises et diversifiées (règles opérationnelles, fixant l'accès et l'usage, règles de "choix collectif" définissant le droit à participer à la gestion du commun, règles constitutionnelles, pour modifier les règles existantes[53]). Elle n'insiste pas particulièrement sur la dimension égalitaire de ces règles. La référence négative, par rapport à laquelle les communs d'aujourd'hui sont définis, est celle des "enclosures", ce mouvement d'appropriation privée de terres utilisées jusque là en commun qui, surtout en Angleterre entre le XVIe et le XVIIIe, a été la base d'affirmation de la propriété individuelle caractéristique du capitalisme. On peut dire que cela a conduit au développement accéléré des inégalités socio-économiques, mais on peut dire aussi que la référence en est l'individu propriétaire de lui-même, indépendant, cet Homo aequalis que Louis Dumont met au centre d'une "idéologie économique" placée sous le signe de l'égalité[54].  Opposer les communs aux enclosures, c'est lutter contre les inégalités, mais au nom d'un autre modèle d'égalité qui n'est pas celui de "l'individualisme possessif"[55].


Les économistes ignorent les inégalités environnementales, les écologistes les nient. Elles sont pourtant un des principaux obstacles à la transition écologique. D'où l'importance qu'il y a à les connaître. L'approche par les capabilités, empruntée à Amartya Sen, permet d'objectiver ce qui, sinon, apparaît comme une poussière d'impressions subjectives. Mais il ne suffit pas de connaître les inégalités, il faut aussi savoir à quel modèle d'égalité les confronter pour les corriger. Or celui-ci n'est pas seulement à rechercher du côté d'une réduction de l'échelle des revenus ou des patrimoines, mais dans le développement des pratiques collectives et des usages communs.



[1] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013.
[2] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité (1986), trad. fr. Paris, Aubier, 2001, p. 65.
[3] "S. O. S. Environnement. 2200 savants s'adressent aux trois milliards et demi de Terriens", Courrier de l'Unesco, juillet 1971 (XXIVe année), p. 4_5. Cet appel est consécutif à un symposium international sur les destructions de l'environnement, réuni à Tokyo, sous l'égide de l'Unesco, en 1970.
[4] Floran Augagneur et Jeanne Fagnani, Présentation du Dossier Thématique Enjeux environnementaux, protection sociale et inégalités sociales, Revue française des affaires sociales (RFAS), N° 1-2  Janvier-Juin, Paris, La Documentation française, 2015, 8.
[5] Figueroa, Robert, and Mills, Claudia (2005), « Environmental Justice » in A Companion to Environmental Philosophy, Jamieson, Dale (ed), Blackwell, p. 426-438, p. 429.
[6] Bullard R., 1990, Dumping in Dixie, Race, Class and Environmental Quality, Boulder, CO: Westview Press.
[7] Figueroa, Robert, and Mills, Claudia (2005), p. 429.
[8] Voir Eloi Laurent, Social-Ecologie, Paris, Flammarion, 2011, p. 185.
[9] Sénat, séance sur le budget du ministère de la Qualité de la vie, 1er décembre 1976, p. 3802, cité par Marie-Angèle Hermitte, "Edouard Bonnefous et la biodiversité", in L'Environnement et ses métamorphoses, sous la direction de Catherine Bréchignac, Gabriel de Broglie et Mireille Delmas-Marty, Institut de France, Fondation Edouard Bonnefous, Paris, Hermann, 2015, p. 102.
[10] Walker, Gordon, Environmental Justice, Concepts, Evidence and Politics, London and New York, Routled ge, 2012.
[11] Theys, J. (2007), "Pourquoi les préoccupations sociales et environnementales s'ignorent-elles mutuellement? Un essai d'interprétation à partir du thème des inégalités écologiques", in Cornu, P., Bauler, T., Zaccaï, E., Environnement et inégalités sociales, Bruxelles, éditions de l'Université de Bruxelles, p. 23-35.
[12] Eloi Laurent, Les inégalités environnementales en France, dans ce volume.
[13] RFAS, p. 126.
[14] Le lien entre la violence de Katrina et le changement climatique global, dont l'un des effets supposés est l'accentuation des phénomènes météorologiques extrêmes, n'est pas établi et n'est pas seul en cause.
[15] Cyria Emelianoff, (2007), « La problématiques des inégalités écologiques. Un nouveau paysage conceptuel », in Écologie et politique, Des inégalités écologiques parmi les homme,  35/2007, p. 19-32..
[16] Gordon Walker, Kate Burningham, Flood risk, vulnerability and environmental justice: Evidence and evaluation of inequality in a UK context, Critical Social Policy , Vol. 31 (2), p. 216)-240.
[17] Eloi Laurent, Les inégalités environnementales en France, Fondation de l'écologie politique, p. 7.
[18] Faburel, G., Gueymard S., Vécu environnemental et qualité de vie en région Ile de France. Une approche interdisciplinaire d'évaluation des disparités, rapport de recherche PUCA-MEEDAT, Paris, 194p., 2008.
[19] Cécile Renouard, RFAS, p. 23
[20] Pape François, Loué sois-tu, Encyclique, Paris, Bayard, Cerf, Mame, 2015, §139, p. 112.
[21] Guha Ramachandra « Radical American Environmentalism and Wilderness Preservation : A Third World Critique » (1989); Descola, Philippe, 1998, Diversité biologique et diversité culturelle, in Imagine To-Morrow’s World, Fontainebleau Symposium, Keynote Presentations, Fontainebleau 3-5 novembre 1998, IUCN, pp. 77-90
[22] Ranig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d'écologie politique, Paris, La Découverte, 2014, p. 17-74.
[23] Voir l'article de Cyria Emelianoff
[24] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L'événement anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
[25] Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Le Seuil, Paris, 2012.
[26] Jean-Baptiste Fressoz et Dominique Pestre, « Risque et société du risque depuis deux siècles », in Dominique Bourg, Pierre-Benoît Joly et Alain Kaufmann (dir.), Du risque à la menace. Penser la catastrophe, colloque de Cerisy, PUF, Paris, 2013, p. 19-56.
[27] Voir Philippe Billet, "Les régulations imparfaites des injustices environnementales : l'exemple des transferts internationaux de déchets", in Justice et injustice environnementales, Cyrille Harpet (ed), à paraître, L'Harmattan, 2016.
[28] cité par Philippe Roman, "Les inégalités sociales d'environnement vues par l'économie", in Revue Française des Affaires Sociales, op. cité, p. 104.
[29] cité par F. Ackerman et L. Heinzerling "Pricing the priceless : Cost-Benefit Analysis and Environmental Protection" Univ. of Pennsylvania Law Review Vol 150 (2002), p. 1574.
[30] Laurent, Eloi (2011), p. 28.
[31] Mike Davies, Late Victorian Holocausts 2001, trad. fr.  Génocides tropicaux, Paris, La Découverte, 2006.
[32] Joan Martinez Alier, L'écologisme des pauvres, Une étude des conflits environnementaux dans le monde, trad. fr., Paris, Les Petits Matins, 2014.
[33] Anil Agarwal et Sunita Narain, "Le réchauffement climatique dans un monde inégalitaire. Un cas de colonialisme environnemental", in La pensée écologique. Une anthologie, Dominique Bourg, Augustin Fragnière (ed.), Paris, PUF, 2014, p. 762.
[34] Éloi Laurent, Philippe Pochet, Pour une transition sociale-écologique, Quelle solidarité face aux défis environnementaux, Paris, Les Petits Matins, Institut Veblen, p. 16-18.
[35] Our Common Future, 1987.
[36] Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable. L'urgence d'une justice globale, Paris, Seuil, 2014, p. 73.
[37] John Rawls, Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison publique, trad. fr., Paris, La Découverte, 2006, p. 139.
[38] John Rawls, La justice comme équité (2001), trad. fr. Paris, La Découverte, 2003, section 13, p. 69-70,  et Théorie de la justice (1971), trad. fr., Paris, Le Seuil, 1987, §§ 11, p. 91..
[39] "A rising tide lifts all the boats", Cité par Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable, op. cité, p. 28.
[40] Jean Gadrey, Adieu à la croissance, Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Alternatives économiques, les Petits matins, 3e édition, 2015.
[41] "primary goods" expression parfois aussi traduite par "biens premiers"
[42] John Rawls, La justice comme équité, op. cité, section 17, p. 89.
[43] John Rawls, Théorie de la justice,  op. cité, §11, p. 93.
[44] Amartya Sen, "L'évaluation de la justice", in Amartya Sen, Éthique et économie, trad. fr., Paris, PUF, 1991, p. 221.
[45] Amartya Sen, "Quelle égalité?", in Éthique et économie, op. cité, p. 211.
[46] Par exemple Éloi Laurent et Philippe Pochet, Pour une transition social-écologique, op. cité, p. 23.
[47] Iris Marion Young, « Justice and hazardous waste », The Applied Turn in Contemporary Philosophy, Bowling Green Studies in Applied Philosophy,  n° 5, 1983, p. 171-183.
[48] "Principles of Environmental Justice" in William Cronon (éd.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, London, Norton & Compagny, 1992, p. 307-309.
[49] Principles of Environmental Justice", op. cité, p. 308.
[50] Cyria Emelianoff, "Les inégalités écologiques et environnementales, au point de rupture d'un modèle de développement", Revue Urbia, 2011, p. 6.
[51] Cyria Emelianoff renvoie à Boyce J., Narain S., Stanton E., 2007, Reclaiming Nature. Environmental Justice and Ecological Restoration, Anthem Press, London, New York, Dehli.
[52] Elinor Ostrom, Governing the Commons : the Evolution of Institutions for Collective Action,  Cambridge University Press, 1990.
[53] Voir la présentation qu'en fait Olivier Weistein, dans Benjamin Coriat (ed.), Le retour des communs. La crise de l'idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015, p. 69-86.
[54] Louis Dumont, Homo Aequalis, Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
[55] expression empruntée au titre du livre de C. B. Macpherson, consacré aux théories politiques et juridiques en Angleterre au XVIIe siècle, La théorie politique de l'individualisme possessif de Hobbes à Locke (1962), trad. fr. Paris, Gallimard, 1977.

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