Par
Cécile Asanuma-Bric
Associate
researcher at the Lille 1 University CLERSE Lab. (CNRS) and Maison Franco
Japonaise research center (UMIFRE 19), based in Tôkyôe
La
manifestation du 24 mars 2018 pour le contrôle de la détention d’arme aux
Etats-Unis dépasse largement le problème américain pour mettre en évidence des
logiques propres aux violences structurelles auxquelles font face nos sociétés.
Tout
était calme ce mois de mars dans le parc de la Maison Blanche à Washington. Des
volontaires distribuaient des cartes annonçant le parcours des cerisiers en
fleurs offerts par le maire de Tôkyô, Yukio Ozaki à la ville de Washington le
27 mars 1912 en vue de consolider l’amitié entre les deux pays. Le moins que
l’on puisse dire, c’est que ce geste symbolique aura eu ses limites si l’on en
croit la suite de l’histoire. Tout était calme en apparence 106 ans plus tard,
le 24 mars 2018 puisque c’est la fleur au fusil qu’un million de manifestants
ont afflué de toutes parts, pour participer à une manifestation aux allures
d’évènement historique. La tuerie au lycée de Parkland, le 14 février dernier
qui avait fait 17 morts était une tuerie de trop. On se souvient du massacre de
Las Vegas (Nevada) qui avait fait 58 morts en octobre 2017, alors que celui de
l’église du Texas en avait fait 26 le mois suivant, depuis 1999 (tuerie de Colombine)
ce serait 187 000 jeunes américains qui auraient été exposés à des violences
armées. Samedi dernier, ceux qui répondent désormais au dénominatif de shooting
generation ont demandé à leur gouvernement de mettre
en place une politique de contrôle de détention d’arme plus stricte et
d’interdire celle d’arme d’assaut.
Le
matin-même, à quelques rues de là, chercheurs japonologues, cinéastes et
victimes de l’accident nucléaire de Fukushima se réunissaient afin de faire un
bilan de la situation actuelle concernant la protection des populations. De
victimes à victimes, parce que les armes prennent des formes qui ne sont pas
toujours celles que l’on veut croire, c’est avec enthousiasme que nous nous
dirigeons vers la manifestation afin de partager notre soutien avec ceux et
celles qui construiront le changement.
Never again
«
Ici aussi on crie encore « plus jamais ça » pour la énième fois » glissais-je à
l’oreille de Ruiko Muto, qui me répond par un sourire d’entendement approuvant
l’ironie de la situation. Son regard à la fois fatigué mais inlassablement
déterminé se perd dans la foule. Combien de fois aura-t-elle entendu ce « plus
jamais ça ! ». Combien de fois l’aura-t-elle scandé aussi durant ces sept
années qui ont suivi l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima. Victime
directe de la contamination, cette femme aux cheveux grisonnants avait choisi
de vivre au beau milieu de la nature dans une maison construite de ses mains.
Le niveau d’irradiation ambiant interdit désormais les balades dans un environnement
d’ordinaire luxuriant. Les événements de mars 2011 l’ont projeté à la tête des
citoyens réclamant la prise de responsabilité de l’accident par l’Etat japonais
via une procédure judiciaire qui n’en finit pas de durer. De tribunaux en
tribunaux, de manifestation en manifestation, Ruiko Muto, infatigable, est
venue cette fois à Washington pour raconter sa démarche. A ses côtés, Norma
Field[1]
sait où elle nous mène. Professeure émérite de l’université de Chicago, elle
aussi n’en n’est pas à son premier combat.
Après avoir organisé avec Margherita Long
(Professeure associée à l’Université de Californie) un panel de présentation
relatif à l’accident nucléaire lors du congrès annuel de l’Association for
Asian Studies, elle nous enfourne dans un taxi, en direction de la
manifestation annoncée.
« Ce sont des lycéens qui ont lancé l’appel », nous
dit-elle. « Vous vous rendez compte ?! Ici, les jeunes ont une force
d’expression impressionnante». Mon regard croise celui de Katsuya Hirano,
professeur d’histoire à l’université de Los Angeles qui approuve vivement : «
Jamais on ne permettrait aux jeunes japonais de pouvoir s’exprimer de la sorte.
C’est fabuleux ce qui se passe ici. Les jeunes ont une totale liberté
d’expression. Au Japon, ils auraient été arrêtés dans leur entrain par les
professeurs de l’école, par les voisins ou par leurs parents ».
Cette réflexion me plonge dans un léger malaise. A
la fois admirative de la grande liberté qui anime ce mouvement, une nouvelle
similarité avec Fukushima me vient à l’esprit : les rôles s’inversent. Les
enfants, plutôt que les parents, sont en première ligne, et ce sont eux,
premières victimes, qui demandent à être protégés, ce sont eux qui manifestent
pour que les politiciens changent, ce sont eux qui témoignent des crimes
commis, comme ce sont eux qui demandent, dans le cas présent, le contrôle de la
vente et de la détention d’arme.
« Mon
grand père avait un rêve, j’en ai un aussi »
Les uns après les autres, les témoignages se
succèdent. Un jeune noir américain d’une quinzaine d’années relate la mort de
son frère de treize ans, tué lorsque lui n’en n’avait que cinq. Se rendant à
une fête chez des amis, l’enfant a été descendu par un inconnu, sur le chemin.
Une jeune fille raconte le cambriolage de
l’épicerie de sa mère : « Avant de partir, le voleur m’a attrapé, m’a posé un
revolver sur la tempe, et m’a dit « si tu dis quoique ce soit à qui que ce
soit, je te retrouverai ». Mais je ne peux plus me taire. Je veux que mes
cauchemars cessent et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de m’exprimer
aujourd’hui ».
« Aujourd’hui…. Aujourd’hui, c’était l’anniversaire
de mes frères et sœurs. Ils étaient jumeaux. Ils ont tous les deux été tués par
balle par un inconnu. »
Un jeune noir américain évoque la croissance
exponentielle des meurtres commis par les policiers américains qui assassinent
les noirs américains pour des futilités, dans la rue, sous le regard
indifférent des passants. Ses paroles sont mises en musique en un RAP qui nous
rappelle les origines du genre.
Survivante de la dernière fusillade, une
adolescente de 17 ans n’arrive plus à retenir ses larmes. « Il faut que ça
s’arrête. Car nous, nous n’arrêterons pas tant que nous ne serons pas entendus
! » Hurle-t-elle dans un cri entremêlé de colère et de désespoir.
La petite fille de Martin Luther King, 10 ans,
témoigne devant la foule :
«Mon grand-père avait un rêve, j’en ai un aussi !
Je rêve d’un jour où le marché des armes ne sera
plus.
Je rêve d’un jour où nous pourrons nous rendre à
l’école sans être tué par une balle perdue.
Je rêve d’un jour où l’on cessera de protéger les
armes pour protéger la vie»…
La National Rifle Association (NRA) est la première
visée par cette manifestation. Influençant le processus législatif par une
activité de lobbying en faveur des politiciens soutenant l’armement[3], celle – ci estime,
selon une logique propre, qu’il faut répondre aux armes par les armes. Ainsi,
selon elle, les lieux scolaires et religieux seraient plus vulnérables en
raison de l’interdiction du port d’arme à laquelle ils sont soumis. Cette
position fut également celle du président américain qui n’a rien trouvé de
mieux que de proposer l’armement des enseignants. C’est évidemment faire fi de
la fusillade de Las Vegas qui ne concernait pas un lieu de culte. Mais c’est également
ignorer les centaines de témoignages de personnes tuées chaque année de balles
perdues hors de ces lieux.
Cette logique est semblable à celle qui motive la
détention de l’arme nucléaire à l’échelle de la nation. Faut-il agir pour
l’armement de la totalité des nations ou au contraire interdire l’arme
nucléaire comme le suggère le projet de loi voté à New York le 7 juillet 2017[4]
interdisant la prolifération de l’arme nucléaire. Ce texte voté par 122 voix
sur les 193 pays reconnus par l’ONU est pour l’instant resté sans écho. La
multiplication des accidents prouve pourtant que plus on arme, plus les crimes
se multiplient. Concernant l’arme nucléaire, sa puissance est telle, que le
crime qui en émanera sera ultime. Il ne sera plus temps alors de crier « Never
again » !
27
mars 2018 (mise à jour : 28 mars 2018). Publié au journal Libération Blog Japosphère
[1] Norma Field,
Matthew Mizenko (2015) FUKUSHIMA
RADIATION: Will You Still Say No Crime Was Committed?
Norma Field, Heather Bowen-Struyk (2016) For Dignity, Justice, and Revolution: An Anthology of Japanese Proletarian Literature
[2] A cette occasion, un panel sur la
planétarisation de la question nucléaire a réuni : Matsuhiro Yoshimoto,
Christophe Thouny, Ramona Bajema, Ueno Toshiya et Cécile Asanuma-Brice pour une
discussion autour du livre dirigé par C. Thouny, M. Yoshimoto (2017), Planetary
Atmospheres and Urban Society After Fukushima.
[3 ]Cf. New York Times, 24 février 2018 : The true source of the NRA’s Clout :
Mobilization, not donations
(https://www.nytimes.com/2018/02/24/us/politics/nra-gun-control-florida.html)
[4] Voir notre texte :
la septième nuit du septième mois, médiapart
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