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UMA REFLEXÃO SOBRE O TEMPO QUE ESTAMOS A VIVER

  Por Galopim de Carvalho  Professor catedrático jubilado da Faculdade de Ciências da Universidade de Lisboa, Geologia e Sedimentologia. Foi...

sábado, 13 de outubro de 2018

La question de l’écologie ou La querelle des naturalismes


par Catherine Larrère
Professeur émérite à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de philosophie morale et politique
En 1973, Georges Canguilhem prononçait une conférence intitulée « la question de l’écologie »[1]. Pour parler d’un sujet qui, à cette époque, commençait à attirer l’attention mais était encore assez peu traité, il trouvait ses références dans les réflexions du Club de Rome, dont le fameux rapport Meadows, Les limites de la croissance[2] était paru l’année d’avant. Il s’intéressait également au mouvement écologique en train de se constituer en France, autour de l’hebdomadaire Le Sauvage et des articles d’André Gorz, notamment[3]. Le point de départ de sa réflexion était donc l’ambiguïté du terme écologie, qui désigne à la fois une discipline scientifique (l’étude des relations des organismes et de leur milieu) et un courant idéologique, qui mobilise politiquement autour des questions d’environnement (pollutions, déchets, épuisement des ressources…). Le souci de Canguilhem était alors de distinguer entre les « propositions de caractère scientifique, sur lesquelles on peut s’appuyer » (la détermination des limites de nos actions techniques et économiques dans le milieu naturel : on ne pouvait poursuivre une croissance illimitée sur une Terre limitée), et les thèses idéologiques à finalité politique. De ce point de vue, il renvoyait dos à dos technophobes -qui annoncaient déjà la catastrophe imminente, et technophiles -qui contestaient la fatalité de l’échéance et se reposaient sur leur optimisme technologique (on trouvera toujours une solution technique à des problèmes techniques). Canguilhem articulait ainsi deux critiques : le rejet du naturalisme, d’une part, la mise en cause de la conception dominante des rapports entre science et technique, d’autre part.


Le rejet du naturalisme visait à la fois la dimension idéologique (le mythe du naturel) et scientifique (la tentation d’une explication purement naturaliste des conduites humaines). À ceux qui croyaient à la possibilité d’un retour à l’état de nature, à « des îlots de pureté anti-technologique dans un monde abandonné à ses égarements »[4], Canguilhem répondait qu’il y avait bien longtemps que la nature n’était plus naturelle, car l’homme, en travaillant, a transformé son environnement (ce fut l’argument de Marx dans l’Idéologie allemande, repris par l’anthropologue Leroi-Gourhan, que Canguilhem appréciait et citait souvent). A ceux qui, à la façon de la sociobiologie, posaient que l’homme doit être considéré comme un animal, et que les conduites humaines relèvent de la même explication naturaliste que toutes les conduites animales, Canguilhem répliquait qu’entre l’homme et la nature s’interposaient des relations sociales et que l’occultation de celles-ci pouvait être « tenue pour une erreur, et même une mystification intéressée, dissimulant sous les apparences d’une rupture d’équilibre biologique la crise d’un système de rapports économiques de production. »[5]

Aux technophiles, il objectait leur incapacité à comprendre ce qui se passait : pourquoi la technique était-elle devenue perturbatrice ? C’est là que s’élaborait pour lui une  « question  de l’écologie » dont « le lieu authentique de formulation est la pensée philosophique »[6]. Reprenant une idée déjà développée plus de vingt ans auparavant dans son article « Machine et organisme », Canguilhem plaidait pour que l’on cessât de ne voir dans la technique qu’un « effet de la science », et pour qu’elle fût appréhendée d’abord comme « un fait de la vie »[7]. A partir du moment où la technique ne serait plus envisagée comme une théorie appliquée, mais comme la façon qu’ont les hommes de s’adapter à leur environnement, on pourrait se demander pour quelles raisons la technique avait cessé d’être une forme de régulation, capable de se corriger, pour devenir la source de perturbations.

Mais, à mettre ainsi en avant « l’originalité vitale irréductible à la rationalisation » de la technique, à renvoyer toutes les études aux travaux de Darwin[8], Canguilhem ne rétablissait-il pas le naturalisme qu’il avait préalablement évincé ? Loin de s’opposer à tout naturalisme, ne laissait-il pas le choix entre différentes sortes de naturalisme ? Cette ambiguïté montre bien l’importance du naturalisme dans la question de l’écologie : c’était déjà le cas à l’époque où Canguilhem prononçait sa conférence, et c’est toujours le cas aujourd’hui, presque quarante après, alors que la « question de l’écologie », introduite par Canguilhem, a pris de plus en plus d’importance. Nous voudrions donc, en suivant les trois directions indiquées par Canguilhem), montrer,  à partir d’une étude des réflexions qui se sont développées durant ces presque quarante années, comment la question de l’écologie peut toujours être appréhendée comme autant de  querelles autour du naturalisme.

I/Nature ou moralité

En 1973, l’année où Canguilhem prononçait sa conférence, un philosophe australien, Richard Routley, dans un papier présenté à un colloque international de philosophie, se demandait si nous avions « besoin d’une nouvelle éthique, d’une éthique environnementale »[9]. Routley (qui allait bientôt se faire appeler Sylvan, pour marquer sonn ralliement à la cause de la nature) y construisait un cas fictif, celui du dernier homme à survivre sur terre (après une catastrophe mondiale), « Mr Last Man ». Celui-ci s’emploie, avant de disparaître, à détruire tout ce qui l’entoure, animaux, plantes, paysage divers…  Comment évaluer ce qu’il fait ? Si l’on s’en tient à l’éthique dominante dans le monde occidental, où il n’y a de droits et de devoirs qu’entre les hommes, il ne fait rien de mal, puisqu’il ne lèse personne. Pourtant –et  l’objectif de cette expérience de pensée était d’attirer notre attention sur ce point- nous avons l’intuition que ce que fait « Mr Last Man » est moralement condamnable[10].

L’éthique environnementale, qui s’est développée dans la foulée de cet article, à partir des années 1970, principalement dans les pays anglophones (et, plus précisément, dans les anciennes colonies anglaises de peuplement : Australie, Amérique du Nord), s’est efforcée d’élaborer conceptuellement cette intuition. Cela s’est fait  autour de l’idée de la valeur intrinsèque, celle des entités naturelles, ou de la nature comme un tout. L’expression de « valeur intrinsèque » se trouve chez Kant : a une valeur intrinsèque tout ce qui doit être traité comme une « fin en soi », c’est –à-dire l’humanité et, plus généralement, tout être raisonnable. Tout le reste n’est considéré que comme un moyen, comme une valeur instrumentale : « les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses »[11]. L’éthique environnementale va nommer « anthropocentrique » cette position qui ne reconnaît de dignité morale qu’aux humains, et laisse en dehors de son champ, tout le reste, c’est-à-dire la nature, vue comme un ensemble de ressources, ou de moyens, à la disposition de l’humanité. L’ambition de l’éthique environnementale est au contraire de montrer que les entités naturelles ont une dignité morale, sont des valeurs intrinsèques.

L’idée est que, là où il y a des moyens, il y a nécessairement des fins. Or, tous les organismes vivants, du plus simple au plus complexe, qu’il s’agisse d’animaux (même dépourvus de sensibilité), de végétaux, ou d’organismes monocellulaires…, tous déploient, pour se conserver dans l’existence et se reproduire, des stratégies adaptatives complexes, qui sont autant de moyens au service d’une fin. Il y a donc des fins dans la nature. On peut considérer tout être vivant comme l’équivalent fonctionnel d’un ensemble d’actes intentionnels, comme une « fin en soi » : « les organismes, affirme Rolston, un des théoriciens de la valeur intrinsèque, valorisent ces ressources de façon instrumentale, parce qu’ils s’accordent à eux-mêmes, à la forme de vie qu’ils sont, une valeur intrinsèque. »[12]. A l’opposition entre les personnes humaines et les choses, caractéristique de l’anthropocentrisme, se substitue une multiplicité d’individualités téléonomiques, qui peuvent toutes prétendre, au même titre, être des fins en soi, et donc avoir une valeur intrinsèque[13]. Tout individu vivant est, à égalité avec tout autre, digne de considération morale : c’est ce qu’on appelle le biocentrisme, et cela fonde une éthique du respect à l’égard de la nature[14].

Certains environnementalistes, cependant, ont pu objecter à l’éthique biocentriste qu’elle ne reconnaît de valeur qu’à des individus (les entités téléonomiques) alors que la protection de la nature, qu’elle est censée diriger, a plutôt affaire à  des espèces ou à des populations qu’à des individus et ne prend pas seulement en considération des êtres vivants, mais tout autant des entités physico-chimiques (comme l’eau) ou des ensembles complexes réunissant entités vivantes et non vivantes, comme les écosystèmes. On a donc proposé soit d’étendre la valeur intrinsèque à d’autres entités que des individus (La Convention de Rio, en 1992, parle ainsi de « valeur intrinsèque » de la biodiversité), soit de situer la moralité non dans des entités distinctes, mais dans la relation que nous entretenons avec des ensembles naturels. C’est ainsi que John Baird Callicott a été conduit à reprendre et à développer la « Land ethic » présentée par Aldo Leopold, un forestier américain devenu militant de la protection de la nature, dans un livre publié en 1949, Almanach d’un comté des sables, et qui se résumait en une formule, où étaient définis nos rapports à « la communauté biotique » : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à autre chose. »[15] On peut parler, à propos d’une éthique ainsi définie, d’écocentrisme[16].

Biocentrisme et écocentrisme ne sont pas équivalents (ne serait-ce que parce que le premier, qui fait du respect de la nature une affaire de principe, est déontologique, alors que le second se règle sur l’évaluation des effets, et donc est conséquentialiste). Vus de France, on a eu cependant tendance à les confondre dans une même appellation, celle de « deep ecology », ou d’écologie profonde. L’expression avait été introduite par un philosophe norvégien, Arne Naess, dans un article publié, lui aussi, en 1973, « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement »[17]. Il n’y proposait pas une éthique, à proprement parler, au sens d’un ensemble de règles impératives, mais plutôt une « écosophie », une sagesse pratique, liant une recherche d’épanouissement personnel à un mouvement politique et social[18]. Mais il parlait aussi d’ «égalitarisme biosphérique », et l’expression de deep ecology fut adoptée, en Amérique du Nord, par des mouvements militants de protection de la nature sauvage. On en vint alors, en France, à désigner syncrétiquement les éthiques environnementales sous le nom de deep ecology. À désigner, c’est à dire à dénoncer. La critique la plus virulente s’en trouve dans le livre de Luc Ferry, paru peu après le Sommet de la Terre à Rio, Le nouvel ordre écologique[19].



Sa critique de la deep ecology y est présentée comme un combat de l’humanisme contre le naturalisme. Cela se fait d’un point de vue kantien : comment peut-on prétendre trouver des normes morales dans la nature, quand la moralité s’affirme dans la distinction du règne de la nécessité et de la liberté, dans l’arrachement à la nature, nullement dans son exaltation? Dans les théories de la valeur intrinsèque des entités naturelles, Ferry voyait ainsi une attaque dangereuse menée contre l’humanité, comme si, en reconnaissant des droits à la nature, on créait autant de concurrents aux droits de l’homme. Cela le conduisait à assimiler écologisme et fascisme : Hitler et le mouvement nazis ne s’étaient-ils pas érigés en défenseurs de la nature, se montrant, sur ce point comme sur tant d’autres,  des héritiers du romantisme?

Une telle condamnation reposait sur des amalgames aussi rapides que contestables : tous les défenseurs de la nature ne sont pas des romantiques, et le seraient-ils, tous les romantismes n’ont pas conduit au fascisme (et, en aucun cas, le romantisme américain, qui est, indubitablement, une des sources –mais pas la seule- de ces éthiques environnementales). La critique de Ferry, cependant, mettait en évidence un point incontestable de ces éthiques : elles prenaient, le plus souvent, la forme d’un procès fait à l’humanité au nom de la nature.  En témoignait, spectaculairement, la notion de wilderness, centrale dans les mouvements américains de protection de la nature. Difficile à traduire en français, le terme de wilderness, issu du vieil anglais (et que l’on trouve notamment dans les traductions anglaises de la Bible), désigne une nature vierge ou sauvage, intouchée par l’homme. C’est cette nature, celle que les colons européens s’empressèrent de détruire, en s’installant sur le continent américain, mais que l’on se mit à valoriser quand elle fut menacée de disparition. Les mouvements de protection de la nature se sont consacrés, depuis le milieu du XIXe siècle, à la défense de la wilderness, ce qui a abouti, en 1964, au Wilderness act (loi cadre, qui fixe, au niveau national, les règles de la protection de la nature). Celui-ci consacre la définition de la wilderness comme une nature dont les processus ne sont pas entravés par l’intervention humaine, et où les hommes ne peuvent être, tout au plus, que des « visiteurs temporaires »[20].

Cette conception de la wilderness s’inscrit dans la série des dualismes qui caractérisent la vision moderne de la nature, où l’on oppose l’homme et la nature, le sauvage et le domestique, le sujet et l’objet. Simplement, là où ces oppositions tendent généralement à valoriser l’action humaine, dans sa lutte contre la nature, la conception de la wilderness inverse les signes, faisant de l’homme le destructeur d’une nature qu’il convient de sauver. Mais, dans cette inversion des signes de valeur, le dualisme se maintient, ce qui l’expose à la critique : ce « grand partage »[21] entre nature et culture, s’il a jamais existé, n’a plus lieu d’être. Aux amoureux de la wilderness, on peut faire la même objection que celle que faisait Canguilhem aux échappés de 1968, partis élever des chèvres dans les Cévennes ou sur le Larzac : la nature à laquelle vous voulez retourner n’existe plus. Les colons européens arrivés en Amérique n’ont pas découvert une nature vierge : celle-ci avait été occupée, et transformée, depuis longtemps, par les Indiens.  Aussi, quand on a créé les premiers parcs nationaux, en a-t-on chassé les Indiens qui s’y trouvaient. Façon un peu brutale de rendre « sauvage » ce qui ne l’avait jamais vraiment été, et cela révélait la dimension culturelle de l’idée de wilderness : un espace de récréation pour des Américains blancs, appartenant le plus souvent aux élites urbaines[22]. C’est pourquoi la diffusion, à l’ensemble de la planète d’un modèle de protection de la nature en wilderness (les critères de l’UICN, l’organisation internationale de protection de la nature, s’alignent sur le modèle américain) menace de détruire d’autres formes culturelles de rapport à la nature, qui ne sont pas construites sur le modèle dualiste occidental. Imposer des parcs naturels, sur le modèle de la wilderness, en Asie du Sud Est, par exemple, où les populations locales vivent dans et de la forêt, ce ne serait pas protéger la nature, ce serait créer, en en chassant les indigènes, des espaces récréatifs pour touristes américains[23].

Mais il y a de moins en moins de raisons de s’en tenir à ce dualisme. La protection de la nature s’est longtemps appuyée sur une conception des équilibres naturels, à laquelle la notion écologique de « climax » (état d’équilibre auquel devait conduire, en dehors de toute intervention humaine, la dynamique des successions) donnait consistance : il s’agissait alors d’exclure l’homme de la nature, pour laisser celle-ci retrouver son état d’équilibre. Mais cette conception, dont  la référence a été l’écologie systémique, introduite par Tansley et systématisée par les frères Odum dans les Fundamentals of ecology (1962), a laissé place, dans les années 1990, à une vision plus dynamique. On admet désormais que les milieux qui nous entourent sont le produit d'une histoire : celle des perturbations qu'ils ont subies, ou qu’ont subis les milieux avec lesquels ils interagissent. La plus ou moins grande richesse spécifique, comme la structure des mosaïques d'écosystèmes, résultent donc d'un processus historique où s'articulent perturbations naturelles et perturbations d’origine humaine. Si la nature a une histoire, si elle co-évolue avec les sociétés humaines, on ne peut plus considérer l'homme comme le grand perturbateur des équilibres naturels. On peut intégrer les activités et les constructions humaines dans le champ de l’écologie. A l’idée d’une préservation de la wilderness, a succédé celle d’une gestion, ou plutôt d’un pilotage, de la biodiversité[24].
On peut, certes, sortir du dualisme et considérer que, bien loin de s’opposer à la nature, les hommes en font partie. Mais  cela ne conduit-il pas, si l’on veut continuer à pouvoir parler de nature, à considérer que tout est naturel, à passer du dualisme ou monisme ? C’est ce type de naturalisme que représente l’hypothèse de l’anthropocène.

II/ Une humanité naturelle : l’anthropocène

Le terme a été introduit par deux scientifiques, Eugene Stoermer, géologue et biologiste américain et Paul Crutzen, géochimiste néerlandais (prix Nobel de chimie), en 2000, dans la newsletter de l’IGBP (International Geosphere-Biosphere Programme)[25], puis, en 2002 dans un article de Nature[26]. Aux deux ères que l’on distingue déjà au sein du quaternaire, le pléistocène (marqué par des cycles glaciaires dans l’hémisphère nord) et l’holocène (où le recul des glaciations, s’accompagne, pour les hommes, du développement de l’agriculture et de la sédentarisation), ils proposent d’en rajouter une troisième, l’anthropocène, marquée par l’impact des actions humaines : « Considérant (…)  l’importance croissante des impacts des actions humaines sur terre et dans l’atmosphère, à une échelle globale, il nous a semblé plus qu’approprié de mettre l’accent sur le rôle central de l’humanité en géologie et en écologie en proposant d’utiliser le terme ‘anthropocène’ pour l’époque géologique en cours »[27]. L’appellation ne pourrait être officiellement adoptée que par un Congrès international de géologie (le prochain aura lieu en 2012).[28] Mais, avant même son éventuelle reconnaissance officielle, le terme a déjà eu du succès. Des milieux des sciences de la terre, où il a été introduit, il a été repris dans d’autres secteurs : en biologie (E. O. Wilson), en économie (Jeffrey Sachs lui consacre un chapitre de son livre Common Wealth, préfacé par E. O. Wilson[29]), en histoire : l’historien du postcolonialisme, Dipesh Chakrabarty en fait l’argument d’un article consacré aux rapports entre l’histoire du climat et l’histoire humaine[30].

Il s’agit donc d’une estimation globale (au niveau de la Terre entière, ou de la biosphère) des effets involontaires des actions humaines (conséquence des émissions de gaz à effets de serre, et particulièrement de CO2, le changement climatique n’a été ni prévu ni voulu par ceux qui y ont contribué), qui modifie considérablement la vision de l’humanité. Celle-ci, en effet, est présentée comme une force géologique, et même comme la force géologique principale, capable de modifier les grands cycles planétaires, et l’ayant dèjà fait : l’anthropocène est une « métaphore forte mais informelle des changements climatiques »[31]. Cela conduit à une double naturalisation : celle de la catastrophe, et celle de l’humanité.

L’humanité, comme force géologique, fait partie de la nature. Mais elle ne s’y résorbe pas jusqu’à passer inaperçue : l’anthropocène fait voir dans la nature (dans la stratigraphie) l’impact des actions humaines, « l’anomalie humaine ». « l’Anthropocène n’est pas ‘l’ère des humains’, c’est une ère de crise », précisent les auteurs d’un livre qui vise à populariser la notion[32]. Il ne s’agit pas d’humaniser la nature, il s’agit d’inscrire la catastrophe humaine dans la nature. Aussi l’anthropocène n’est-il pas seulement une métaphore du changement climatique, il l’est de tous les dérèglements que les hommes ont introduit dans la nature. Jean-Paul Deléage résume ainsi les arguments qui militent en faveur de l’adoption du terme : « multiplication de la population humaine par un facteur 10 au cours des trois derniers siècles, et augmentation corrélative du bétail ; épuisement des ressources fossiles et relâchement massif de CO2  dans l’atmosphère ; utilisation massive d’eau douce pour l’agriculture ; intensification du rythme d’extinction d’espèces par un facteur 1000 (voir 10 000 dans les forêts tropicales) »[33].

L’anthropocène, ou la catastrophe naturalisée

L’humanité, est, du même coup, également naturalisée. Elle peut être  qualifié comme « espèce » (biologique). C’est assez normal chez les spécialistes de sciences de la nature : ils rencontrent les hommes dans leur dimension naturelle. Mais, dès qu’il s’agit de faire appel, politiquement, à la nécessité, pour les hommes, d’intervenir, ils rétablissent le dualisme qu’évacuait leur approche scientifique.  Ils restent donc dans la dualité qui, comme l’a montré Descola, caractérise le « naturalisme » occidental : continuité des extériorités, discontinuité des intériorités[34].

Chakrabarty, parce qu’il est du côté des sciences sociales, tire de façon plus radicale les conséquences de l’adoption de l’anthropocène. Dans les quatre thèses qu’énonce son article, il prend bien soin de noter que, parler d’anthropocène, c’est-à-dire prendre en compte que l’humanité est devenue une « force géophysique » (première thèse), a pour conséquence l’effacement du dualisme moderne : « les origines anthropogéniques du changement global  signent la ruine de la distinction humaniste classique entre histoire naturelle et histoire humaine »[35] (deuxième thèse). La troisième thèse tire les conséquences des deux premières : nous ne devons plus considérer l’humanité seulement comme un sujet historique, mais aussi comme une espèce : « l’hypothèse géologique de l’anthropocène exige que nous  fassions se rencontrer l’histoire globale du capitalisme et l’histoire humaine de l’espèce »[36].

Considérer l’humanité comme une espèce, n’est-ce pas s’exposer à la « mystification » naturaliste que dénonçait Canguilhem quand il reprochait aux écologistes d’imputer à la nature des perturbations d’origine sociale, et, par là même, de masquer la nature –et la responsabilité-  des problèmes ? Historien du postcolonialisme et héritier de thèses marxistes, Chakrabarty n’ignore nullement la dimension sociale, et inégalitaire, d’un changement climatique qui procède d’une industrialisation développée au Nord, et en fait peser lourdement les conséquences sur des populations du Sud qui n’y ont pour ainsi dire pas contribué. En cela, l’histoire du changement climatique relève bien de celle du capitalisme. Mais, par son caractère global, et par l’importance de la menace qu’il fait peser, le changement climatique a des effets égalitaires : il expose l’humanité à « un destin commun ».  Cependant, dans ces conditions, pourquoi considérer l’humanité comme une « espèce » (biologique, naturelle), non comme un sujet historique unifié, une communauté cosmopolitique[37] ? C’est que, explique Chakrabarty, la naturalisation de l’humanité en espèce, conséquence de l’anthropocène, s’accompagne d’un déficit d’intelligiblité. Tant que l’histoire humaine était séparée de l’histoire de la nature, son principe d’intelligibilité était celui du verum factum exposé par Vico et repris par des philosophes de l’histoire comme Croce ou Collingwood : nous comprenons l’histoire parce que nous l’avons faite, nous y avons accès de l’intérieur. Or, nous n’avons pas de nous-mêmes comme espèce, la connaissance que nous pouvons avoir de l’humanité comme sujet historique, nous n’en avons pas d’expérience intérieure, nous n’y avons qu’un accès extérieur, par l’intermédiaire des sciences de la nature. Sans doute le changement climatique est-il « man made », fait par l’homme, mais il n’est pas fabriqué : nous n’en avons pas la connaissance que nous avons de notre propre histoire. Le changement climatique, parce qu’il s’impose  à l’ensemble de l’humanité, pose la question de la collectivité humaine, mais « c’est une figure de l’universel qui échappe à notre capacité à faire l’expérience du monde. »[38]

La conséquence d’une telle constatation, est que, en ce qui concerne le changement climatique (et les problèmes qui y sont liés), nous devons faire confiance aux scientifiques. Ce qui signifie que, si le changement climatique requiert un traitement global, comme cela semble être le cas, celui-ci ne peut pas être démocratique. Qu’est-ce en effet que le déficit d’intelligibilité, que constate Chakrabarty, sinon celui de l’expérience partagée qu’est la politique démocratique ? Ce à quoi conduit la naturalisation de l’humanité, ce n’est pas tant à la négation du social qu’à celle du politique. Nous nous trouvons collectivement exposés à avoir recours à des solutions autoritaires, imposées par le catastrophisme, ce qui ne signifie pas qu’elles soient nécessairement tyranniques ou arbitraires, mais qu’il nous faut,  soit consentir à une politique dirigiste, inspirée par les scientifiques, soit nous laisser aller au fil de la nécessité, celle à laquelle les économistes nous demandent de nous soumettre.

De deux choses l’une. Soit, pour échapper au déficit d’intelligibilité qui résulte de la naturalisation de l’humanité, on tente de regagner un rapport à soi, dans un « sens partagé de la catastrophe »[39]. C’est la solution du « catastrophisme éclairé » exposée par Jean-Pierre Dupuy. Elle consiste à proposer un modèle de décision, modèle fermé sur lui-même (par rapport au modèle dendritique du « temps de l’histoire », ouvert sur la multiplicité des possibles, « le temps du projet » se clôt sur lui-même, en faisant du futur notre passé) qui ne laisse aucune place à la délibération[40]. Soit, renonçant au sursaut volontariste du catastrophisme, on prend la voie qu’indique la naturalisation, celle de l’adaptation. C’est la voie économiste, et il n’est pas étonnant que la réflexion de Jeffrey Sachs s’inscrive dans la continuité indiquée par le biologiste Edgar O. Wilson, celle de l’évolution. Ainsi réunis, biologistes et économistes peuvent envisager le changement climatique du point de notre capacité à nous y adapter. Il faut pour cela appréhender l’humanité comme une espèce, mais comme une espèce technicienne, dont la survie dépend de ses capacités d’innovation technologique. Si elle y arrive. N’est-ce pas là  la question que posait Canguilhem quand, en appelant à considérer la technique « non seulement comme un effet de la science (…) mais d’abord comme un fait de la vie », il indiquait qu’il faudrait pouvoir « comprendre pourquoi la technique, complément originaire de la régulation de la vie en fonction des besoins, est devenue historiquement l’instrument de dérégulation dont l’alarme des écologistes exprime la prise de conscience »[41] ?

III/ Faire ou faire avec : technique et nature

Le problème ne se trouve-t-il pas dans le modèle d’intelligibilité que propose Chakrabarty ? C’est un modèle technique dont l’origine peut se trouver chez Platon, dans la conception du démiurge exposée dans le Timée, celle d’un artisan divin qui façonne le monde selon une forme intelligible. Cette conception du faire transite par la théologie chrétienne (Dieu connaît le monde parce qu’il l’a fait), pour arriver dans la philosophie moderne où elle est appliquée à l’homme, en philosophie anglaise, sous la forme du « maker’s argument », ou argument du fabricant, (chez Hobbes, qui l’applique à la politique, ou chez Locke qui le met au centre de sa théorie de la propriété) ou de verum factum chez Vico (verum et factum convertuntur). C’est un argument qui, en égalant l’homme à Dieu, exalte sa puissance créatrice. Il correspond à ce que l’on désigne souvent comme projet « prométhéen », projet dont les critiques dénoncent la démesure. Claude Lorius et Laurent Carpentier rejettent ainsi les projets de géo-ingénierie (comme ceux qui consisteraient à envoyer dans la stratosphère des milliards de particules –à la façon d’une éruption volcanique- pour faire retomber artificiellement la température : idée « géniale » mais qui pourrait avoir des effets collatéraux pires que ceux que l’on cherche à éviter) : « L’esprit ingénieux des ingénieurs  n’aime rien tant que les défis qui permettent à l’homme de mesurer sa capacité à être plus grand qu’il n’est »[42]. Chercher à éviter cette démesure conduit à renoncer à ce modèle.

Or n’est-ce pas ce modèle de la fabrication, voire de la création, que Canguilhem appelle à abandonner lorsqu’il demande que l’on mette en question la conception « selon laquelle la technique est l’application directe ou indirecte des acquisitions théoriques de la science »[43] ?  L’idée est reprise de l’article « Machine et organisme » où elle est pleinement développée[44]. Critiquant la théorie cartésienne de l’animal-machine, Canguilhem en inverse les rapports : la machine n’a pu devenir le modèle du vivant que parce que, préalablement, elle en avait incorporé le principe : celui de l’automate. Cela le conduit à mettre en cause la perspective, qu’il dit « cartésienne », selon laquelle l’invention technique consiste en l’application d’un savoir : « l’antériorité logique de la connaissance de la physique sur la construction des machines, à un moment donné, ne peut et ne doit pas faire oublier l’antériorité chronologique et biologique absolue de la construction des machines  sur la connaissance de la physique[45]».

Canguilhem énonce là le postulat de base de toute histoire des techniques : celles-ci ne s’appréhendent pas comme des sciences appliquées, elles ont leur histoire propre. C’est également le postulat de Lynn White Jr (historien des techniques) dans son article cèlèbre sur les racines de la crise écologique : sans doute la mathématisation de la physique a-t-elle été la base, à l’époque moderne, de la suprématie technique européenne, mais celle-ci n’aurait pas été possible sans le développement préalable, au Moyen-Age, de nouvelles formes techniques de mobilisation de l’énergie (notamment le moulin à eau)[46]. Mais là où Lynn White renvoyait cet investissement technologique de l’Occident  à une transformation religieuse, Canguilhem cherchait à dépasser l’opposition entre idéalisme et matérialisme dans la recherche des causes du développement de la puissance technique occidentale, en inscrivant le fait technique dans la continuité, évolutionniste, de la vie. Il n’affirme pas seulement l’«originalité du phénomène technique par rapport au phénomène scientifique »[47], il voit dans la technique « un fait vital » : « toute technique comporte essentiellement et positivement une orginalité vitale irréductible à la rationalité »[48].

Il en vient même à parler d’une « philosophie biologique de la technique »[49]. Pour autant, il ne nous semble pas que cela conduise Canguilhem à complètement naturaliser la technique. Cela tient à ce que Canguilhem ne réfléchit pas, de façon dualiste, à partir de deux termes (la machine et l’organisme, le naturel et l’artificiel), mais à partir de trois : le vivant, la machine (ou l’artefact) et la culture. Cela lui permet de distinguer entre la connaissance de l’ingénieur, qui est celle de la machine, comme « fait de nature », de celle de l’ethnologue, qui est celle de la machine comme « fait de culture »[50].

La distinction de l’artificiel et du naturel, pour vigoureuse que soit sa portée normative, est, descriptivement, difficilement tenable. C’est ce qu’avait affirmé fortement Descartes : « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles »[51] . Cela laissait cependant une certaine place à la distinction entre naturel et artificiel car il fallait prendre en compte l’intention et restreindre le champ de l’artefact (pour des raisons de taille ou d’objet) qui, de toute façon, continuait à relever de la réplique (de la fabrication, plutôt que de la création, à proprement parler . Les développements technologiques plus récents ont contribué à effacer ces différences. Avec l’intelligence artificielle, la mécanisation s’est étendue aux opérations de l’esprit (soigneusement laissées par Descartes hors du champ des mécaniques), tandis que les biotechnologies s’emparaient du vivant, conduisant parfois, à propos du clonage notamment, à parler de « création », et que les nanotechnologies descendaient au dessous des échelles où l’on pensait pouvoir manipuler la matière, et toute différence entre l’organique et le mécanique est effacée. Comme toute suppression de frontière, celle-ci peut se lire dans les deux sens : faut-il y voir une artificialisation complète (ce que l’on tend à penser du côté des sciences sociales) ? Ou faut-il y voir une naturalisation, l’artificiel étant devenu du « naturel de plein droit », comme l’affirme Jean-Pierre Séris [52]? Merleau-Ponty en faisait la remarque dans son cours au Collège de France sur la nature, où il étudiait les modèles cybernétiques du vivant (la tortue artificielle de Grey Walters, l’homeostat d’Ashby, la machine à lecteurs de Pitts et McCulloch) : « Une pensée très artificialiste (selon laquelle il faut tout refaire par l’artifice humain) est poussée jusqu'à un tel point qu’elle disparaît. L’artifice est nié et est posé comme une nature. C’est un retour de la nature comme il y a un retour du refoulé chez Freud. »[53]

Cangilhem, en renvoyant la dualité de l’artificiel et du naturel à la primauté de l’organique sur le mécanique, permet de comprendre ce retournement. L’identité du naturel et de l’artificiel se fait du côté de la nature : la machine doit être étudiée comme « un fait de nature », pas comme l’application d’une idée humaine. Mais si cela l’explique, cela n’en épuise pas le sens.  La machine n’est pas seulement « un fait de nature », elle est aussi un « fait de culture » et c’est pourquoi, selon Canguilhem, « nous trouvons plus de lumière, quoique encore faible, sur la construction des machines dans les travaux des ethnographes, que dans ceux des ingénieurs »[54]. Il affirme, de la sorte, l’irréductibilité du culturel au biologique, ce qui établit une relation à trois termes.

Il s’agit de comprendre que nous n’avons jamais rapport directement à la nature, que ce rapport est toujours médiatisé par le pôle culturel, comme le dit Lévi-Strauss alors qu’il compare le bricoleur et l’ingénieur, en essayant de les situer « sur l’axe de l’opposition entre nature et culture ». On pourrait être tenté, remarque-t-il, de situer l’ingénieur, ou le scientifique, hors du rapport entre nature et culture, car « il interroge l’univers, tandis que le bricoleur s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-à-dire à un sous-ensemble de la culture. » Mais il n’en est rien, « le savant ne dialogue jamais avec la nature pure, mais avec un certain état du rapport entre la nature et la culture, définissable par la période de l’histoire dans laquelle il vit, la civilisation qui est la sienne, les moyens matériels dont il dispose. »[55]

Mais pour maintenir cette relation à trois termes et éviter de s’enfermer dans le dualisme fragile du naturalisme et de l’artificiel, ne faut-il pas changer de modèle de l’action technique ? Celui du faire, ou de la fabrication, qui est le modèle dominant, s’expose en effet à la critique de Canguilhem : l’action technique y est présentée comme l’ application d’un modèle scientifique préalable, un schéma réalisé. Or, si l’on conçoit la machine comme un fait de nature, ne faut-il pas l’étudier comme on étudie la nature, inductivement ? La conception, qui se développe actuellement, de la technique comme « exploration des possibles naturels »[56], ne conduit-elle pas à substituer, au modèle de l’ingénieur, qui est celui du fabricant, celui de l’explorateur qui ne cherche pas à tout prix à maîtriser la matière, mais accepte de se laisser surprendre par les hasards heureux (ce qu’on appelle la serendipité) des rencontres [57]?

Le modèle de la fabrication, en effet, n’est pas seulement un modèle technique, il a une dimension politique, celle de la maîtrise. Dans « Machine et organisme », Canguilhem explique que l’assimilation du corps à une machine conduit Descartes à substituer à l’image politique du commandement, qui est « un type de causalité magique –causalité par la parole, ou par le signe- (…) une  image technologique de ‘commande’, un type de causalité positive par un dispositif ou par un jeu de liaisons mécaniques. »[58]  Sans doute. Mais passer du « commandement » à la « commande », c’est rester dans le domaine de l’imposition d’une volonté, seuls les moyens changent. Les conceptions du faire restent toujours associées à des idées de maîtrise, qui restent des métaphores politiques : qu’il s’agisse du « maître et possesseur » de Descartes ou de la noble ambition d’étendre l’empire humain sur toute la nature[59], dont parle Bacon, il s’agit toujours de transférer, dans le rapport à la nature, une relation politique (et qui n’a rien de démocratique). Or si la crise environnementale enjoint, à Homo sapiens, comme l’annonce Aldo Leopold, de passer du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui du membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté »[60], cela ne doit-il pas conduire à l’abandon des métaphores conquérantes et dominatrices de l’action technique ?

C’est pourquoi nous proposons, pour rendre compte de l’action technique, de ne pas s’en tenir au seul paradigme de la fabrication. Il existe un deuxième paradigme, celui du pilotage, ou de la manipulation des êtres vivants et des processus naturels[61]. C’est celui du navigateur qui  utilise vents et courants pour guider son embarcation, du thérapeute qui aide l’organisme à guérir, du pasteur qui conduit son troupeau là où l’herbe pousse,  ou de l’agriculteur qui élimine les concurrents des plantes qu’il veut faire pousser[62]. Il s’agit d’infléchir des processus naturels dans le but de se procurer des biens ; ce n’est pas l’art du faire, mais du faire-faire, ou du faire avec.  C’est la maxime par laquelle, dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau, Julie explique à Saint Preux son jardin, qu’elle est en train de lui faire visiter  : « la nature a tout fait, mais sous ma direction. »[63]. Sans doute s’agit-il toujours de diriger, mais cela n’implique pas une domination sans réciprocité. Lorsque l’on se trouve en situation de pilotage,  le rapport avec l’environnement ne s’établit en termes d’ordre et d’exécution, mais plutôt de question et de réponse.

Platon fait souvent référence au pilote, et l’on pourrait sans doute trouver chez lui des éléments pour comprendre le paradigme du pilotage. Mais il est aussi simple de remonter un peu plus avant, à la conception que les sophistes avaient de l’action technique, telle que la présente J. P. Vernant : « Le temps de l’opération technique n’est pas une réalité stable, unifiée, homogène, sur quoi la connaissance aurait prise ; c’est un temps agi, le temps de l’opportunité à saisir, du kairos, ce point où un processus naturel vient rencontrer un processus naturel qui se développe au rythme de sa durée propre. »[64] Alors que l’on abandonne la vision des équilibres naturels, pour une vision dynamique, ou processuelle, des perturbations, cette conception de l’action technique n’est-elle pas celle préférable à celle de la fabrication ? C’est la concevoir comme une praxis plutôt que comme une poieisis, mais pour bien comprendre notre action dans la communauté des humains et des non humains, ne faut-il pas renoncer à une séparation entre praxis et poiesis, qui, tout en nous mettant hors de la nature, laisse la possibilité de transferts métaphoriques faisant de notre rapport à la nature, un rapport de domination ?

Conclusion

Dans la question écologique, affirme Bruno Latour dans Politiques de la nature, la nature n’est pas un élément de la solution (comme s’il suffisait de faire « entrer la nature en politique »), mais une donnée du problème[65]. Elle l’est si l’on définit la nature par opposition à l’homme, dans son extériorité par rapport à l’humain. Comme l’a montré Carolyn Merchant, les dualismes de la modernité (entre nature et culture, nature et artifice) peuvent être considérés comme « un facteur clé de l’expansion de la civilisation occidentale  au détriment de la nature » (et de tout ce qui y est associé, à commencer par les femmes)[66]. Cependant, il ne suffit pas de renverser le dualisme, et de le faire servir à l’exaltation de la nature, pour sortir des problèmes de la modernité. C’est ce dont témoigne exemplairement la wilderness. Non seulement, on peut montrer qu’il s’agit en fait d’un modèle culturel, qui perpétue la domination occidentale sur la Terre, mais ceux-là même qui la défendent s’exposent à des paradoxes, comme le reconnaît Terrasson (qui, comme les tenants de la wilderness, définit la nature par le sauvage) : « Le problème c’est que la Nature n’est la Nature que quand il n’y a personne dedans. »[67] Une nature protégée n’est plus alors vraiment une nature, elle est une nature passée sous le contrôle de l’homme (et de façon de plus en plus intrusive). Protéger la nature devient une entreprise auto-destructrice.

Il peut paraître alors pertinent d’abandonner ce dualisme, et d’affirmer que l’homme fait partie de la nature : c’est bien pour avoir oublié cette appartenance qu’il a traité la nature comme si elle lui était extérieure, avec les conséquences néfastes que l’on sait. Cette position est souvent défendue par des scientifiques, par tous ceux qui mettent des disciplines biologiques (écologie, théorie de l’évolution, sociobiologie, biologie de la conservation…) au service de la protection de la nature. Mais ce monisme n’est guère satisfaisant : si tout est naturel, y compris les actions humaines, on ne peut plus faire la différence entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. C’est ce qu’avait déjà montré John Stuart Mill[68]. Surtout, on ne se débarrasse pas si facilement du dualisme. Il resurgit quand on croyait l’avoir éliminé : la position scientifique, qui ne s’inclut pas dans son objet d’analyse, reproduit la dualité du sujet et de l’objet, la position militante doit faire appel à la liberté et à la subjectivité des hommes, ce qui les sort de la nature où on les avait plongés. Il apparaît alors, à l’examen, que les deux définitions de la nature données par John Stuart Mill, l’une  moniste (est naturel tout ce qui existe), l’autre dualiste (est naturel ce qui existe indépendamment de l’homme) bien loin d’être exclusives, sont deux faces (qui basculent très facilement l’une dans l’autre) d’une même ontologie celle que Philippe Descola appelle « naturalisme »[69].

On ne sort donc pas du dualisme par le monisme. On y échappe en pluralisant les positions. C’est ce que nous avons essayé de montrer à partir des distinctions entre nature et culture, ou nature et artifice. Ce ne sont pas des distinctons équivalentes, elles dessinent un triangle, et nullement un segment unique. Aussi l’effacement de la distinction entre le naturel et l’artificiel établit-elle un segment continu entre ces deux pôles, sans entraîner l’absorption de l’un dans l’autre (l’effacement par artificialisation, ou par naturalisation : cette dualité des solutions montre la persistance du dualisme, alors même qu’on en envisage la disparition). La distinction –normative- entre naturel et artificiel n’en disparaît pas pour autant : c’est du point de la culture (ou du social) que l’on peut fixer la dose tolérable d’artificialisation. Ce passage de deux à trois obéit au principe des Trois Mousquetaires (qui, comme chacun sait, sont quatre). Il ouvre la voie à une pluralité indéfinie. On peut passer de trois à quatre, en rajoutant, au triangle nature/artefact/culture, la pluralité des cultures : c’est la réponse des anthropologues à la sociobiologie. Même si Jared Diamond s’efforce, dans De l’inégalité parmi les sociétés, de rendre compte de leur diversité à partir des seules différences de l’environnement naturel[70], il est difficile de ne pas faire intervenir, à un moment ou à un autre, l’unité différenciante d’une culture.

On n’abandonne donc pas le dualisme pour le monisme, mais on se trouve devant une pluralité indéfinie d’humains et de non humains. Cela devrait permettre de renoncer aux schémas de domination, et d’élaborer des schémas de coopération, qui ne reposent pas sur une séparation rigide entre praxis et poiesis. C’est dans cette perspective que nous proposons le modèle du pilotage.


Publié dans Cahiers philosophiques, n° 127, 4e trimestre 2011, Naturalismes d’aujourd’hui, p. 63-80.




[1] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie. La technique ou la vie », conférence prononcée à Strasbourg en 1973, publiée dans la revue Dialogue, de mars 1974 (p. 37-44), jointe en annexe du livre de François Dagognet, Considérations sur l’idée de nature, Paris, Vrin, 2000 (p. 183-191).
[2] D. Meadows, The Limits to Growth, A Global Challenge ; a Report for the Club of Rome Project on the Predicament of Mankind, Universe Books, New York, 1972.
[3] En 1972, un article d’Edgar Morin sur la question de l’écologie est également paru.
[4] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie », p. 191.
[5] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie », p. 187.
[6] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie », p. 189.
[7] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie », p. 190.
[8] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1969, p. 122.
[9] Sylvan (Routley), Richard, « Is There a Need for a New, an Environmental, Ethic ? » from Philosophy and Science : Morality and Culture : Technology and Man, Proceedings of the XVth World Congress of Philosophy, Varna, Bulgaria : Sofia, 1973. L’article est repris dans de nombreuses anthologies, par exemple Andrew Light and Holmes Rolston III, Environmental Ethics, an Anthology, Oxford, Blackwell, 2003. Traduction en français dans Ethique de l’environnement, textes réunis et présentés par Hicham Stephane Afeissa, Paris, Vrin, 2007.
[10] Sylvan (Routley), Richard, « Is there a need for a New Environmental Ethic ? » from Philosophy and Science : Morality and Culture : Technology and Man, Proceedings of the XVth World Congress of Philosophy, Varna, Bulgaria : Sofia, 1973. Un cas comparable est celui de Robinson Crusoe sur le point de quitter son île. Voir Mary Midgley, Evolution as a Religion, Routledge, London and New York (1985), 2002, p. 174-191.
[11]Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, trad. fr. Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 294.
[12] Holmes Rolston III, « Duties to ecosystems », Companion to a Sand County Almanac, J. Baird Callicott ed., The University of Wisconsin Press, Madison, Wisconsin, 1987, p. 269.
[13]cf Paul W. Taylor, « The Ethics of respect for nature », Environmental Ethics, 3 (1981) ; Respect for Nature: A Theory of Environmental Ethics, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1986; Holmes Rolston, III, « Value in Nature and the Nature of Value », 1994 (reproduit dans Environmental Ethics, An Anthology, p. 143-153) ; Conserving Natural Value, New York, Columbia University Press, 1994, et J. Baird Callicott, “Intrinsic value in nature: a metaethical analysis”, in Beyond the Land Ethic, More Essays in Environmental Philosophy, Albany, SUNY, 1999, p. 239-261.
[14] Paul W. Taylor, Respect for Nature, chapter 2 « The attitude of respect for nature », p. 78-79.
[15] Aldo Leopold, (1949), A Sand County Almanac, With Essays on Conservation from Round River, Ballantine books, trad. fr. : Almanach d'un comté des sables, Aubier, 1995, p. 283.
[16] J. Baird Callicott, In Defense of Land Ethic, Albany, SUNY, 1989.
[17] Naess, Arne, “The shallow and the deep, long range ecology movement : a summary”, Inquiry 16 (1973) p. 95-100. L’article est traduit dans Ethique de l’environnement, p. 51-60.
[18] Naess, Arne, Ecology, Community and lifestyle : Outline of an ecosophy. translated by David Rothenberg. Cambridge: Cambridge University Press, 1989 ; trad. fr., Ecologie, communauté et style de vie, Paris, Editions MF,  2008. Catherine Larrère, « Ecologie, transhumanisme, perfectionnisme. Arne Naess et l’écosophie », in La voix et la vertu, Variétés du perfectionnisme moral,  sous la direction de Sandra Laugier, Paris, PUF, collection « Philosophie morale », p. 217-237.
[19] Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992
[20]« a wilderness, in contrast with those areas where man and his own works dominate the landscape, is hereby recognized as an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man himself is a visitor who does not remain »  cité par cf Roderick Nash, Wilderness and the American Mind, New Haven : Yale University Press, 1967 ; 4th edition, 2001, p. 5.
[21] Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Paris, ed. La Découverte, 1992
[22] William  Cronon, 1996, « The Trouble with Wilderness, or Getting Back to the Wrong Nature » in William Cronon (éd.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, London, Norton & Compagny, p. 69-90.
[23] Voir Ramachandra Guha « Radical American Environmentalism and Wilderness Preservation : A Third World Critique », in Callicott, J. Baird, Nelson, Michael P., The Great New Wilderness Debate, Athens : University of Georgia Press, 1998., 231-245.
[24] Blandin, Patrick, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Paris, éditions Quae, 2009.
[25] Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Actes Sud, 2010, p. 57.
[26] Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind. The Anthropocene », Nature, n° 415, 3 janvier 2002, p. 23. Trad. fr., dans Ecologie & politique, n° 34, 2007, p. 143-148 (avec un long commentaire et une bibliographie de Jacques Grinevald).
[27] Paul J. Crutzen and Eugene F. Stoermer, « The Anthropocene », IGBP Newsletter 41 (2000), p. 17.
[28] Will Stephen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen and John McNeill, « The Anthropocene : conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the  Royal Society  A, 2011 369, 842-867.
[29] Jeffrey D. Sachs, Common Wealth : Economics for a Crowded Planet, Penguin Press HC, 2008.
[30] Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry, 35 (Winter 2009), p. 197-222. Trad. fr, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », La revue internationale des livres et des idées, n° 15, janvier 2010.
[31] Rapport de la commission de stratigraphie de la Royal Geological Society de Londres cité dans  Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, p. 58.
[32] Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, p. 81.
[33] Jean-Paul Deléage, « En quoi consiste l’écologie politique », in Écologie & politique, 40/2010, Les écologies politiques aujourd’hui, 1. France, p. 23.
[34] Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[35] Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », p. 201 (formulation de la première thèse)
[36] Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », p. 212.
[37] A la façon dont le fait Ulrich Beck, dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (2004), trad. fr., Paris, Aubier, 2006.
[38]Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », p. 222.
[39]Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses »,  p. 222.
[40] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, éditions du Seuil, 2002
[41] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie », p. 190.
[42] Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, p. 138.
[43] Georges Canguilhem, « La question de l’écologie », p. 189.
[44] Georges Canguilhem, « Machine et organisme » (1947), in La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1969, p. 101-127.
[45] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 121.
[46] Lynn White Junior, « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 1967, vol. 155, 1203-1207
[47] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 102.
[48] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 122.
[49] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 123.
[50] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 120.
[51] Descartes, Les Principes de la philosophie, IVe partie, § 203 (A et T, t. IX, p. 321)
[52] Jean-Pierre Séris, « L’artificiel et la connaissance de l’artificiel », in Olivier Bloch, Philosophies de la nature, Paris, Presses de la Sorbonne, 2000, p. 513 et 514. Voir aussi, du même auteur, « Connaissance de l’artificiel et modèles artificiels de la connaissance » Cahiers philosophiques, Hors Série septembre 2009, La Vie,  p. 97-118.
[53] Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France (1956-1960), Paris, Le Seuil, 1995, p. 214
[54] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 122.
[55] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 29.
[56] Voir, notamment, Claude Debru (avec la collaboration de Pascal Nouvel), Le possible et les biotechnologies, Paris, PUF, 2003.
[57] Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans l’anthropocène, p. 146.
[58] Georges Canguilhem, « Machine et organisme », p. 114.
[59] « S’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses, cette ambition, on conviendra qu’elle est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres ; or l’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant ».
Francis Bacon, Novum Organum (1620), § 129.
[60] Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, p. 258-259.
[61] Sur cette distinction, voir Raphaël Larrère, « Agriculture : artificialisation ou manipulation de la nature », Cosmopolitiques, n° 1 : La nature n’est plus ce qu’elle était, Cosmopolitiques et éditions de l’Aube, 2002, pp 158-173
[62] Pour un physiocrate de la fin du XVIIIe siècle, G. Grivel, l’agriculture peut se définir par les « secours que l’homme lui [à la nature] donne pour repousser les espèces qui disputent le terrain et la substance à celles qu’il veut faire prédominer ».
Guillaume Grivel, Article « Économie » in Encyclopédie méthodique. Economie politique et diplomatique, Paris-Liège, Pancoucke, 4 vol. in-4°, 1784-1788, t. 2, p. 185.
[63] La Nouvelle Héloïse, quatrième partie, lettre XI, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. II, 1964, p. 472.
[64] Jean-Pierre Vernant, « Remarque sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs» (1957) in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, François Maspéro, 1965, in Œuvres I, Paris, Seuil,  2007, p. 525.
[65] Latour, Bruno: Politiques de la nature - Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.[66] Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution, San Francisco : Harper and Row, 1980, p. 143.
[67] François Terrasson, En finir avec la nature, Monaco, éditions du Rocher, 2002, p. 80.
[68] John Stuart Mill, « On Nature » (écrit entre 1854 et 1858, publication posthume, en 1874, dans Three Essays on Religion), trad. fr., Paris, La Découverte, 2003.
[69] Philippe Descola, L’écologie des autres, L’anthropologie et la question de la nature, Paris, éditions Quae, 2011.
[70] Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, trad. fr., Paris, Gallimard, 2006.

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